Le samedi 4 novembre 1944 au matin, le froid des premières gelées saisit les pentes de la Croix-Rousse à Lyon. La rue Vieille-Monnaie connaît une inhabituelle agitation. C’est pour René Leynaud, poète et résistant assassiné par les nazis le 13 juin de la même année, que sonne le glas de l'Église Saint-Polycarpe. L’orgue monumental dessiné par Bossan n’en finit plus de délivrer son mysticisme et sa solennité à la fois à l’assistance venue nombreuse comme aux lieux alentours, le bourdon de 32 pieds résonnant jusqu’au 6 de la rue, là où Leynaud vivait et recevait Camus; jusqu’au 21 de la rue où Eugène Pons tenait son imprimerie d’où sortaient, clandestinement et jusqu’à son arrestation fatale du printemps 1944, les exemplaires du Témoignage Chrétien, de Combat et de Franc Tireur; jusqu’aux traboules et aux boites aux lettres qui irriguaient, sur la colline qui travaille, les activités clandestines.
Le corps de René Leynaud a été identifié quelques jours plus tôt, le 24 octobre à Villeneuve, dans l’Ain, au nord de Trévoux dans le Val de Saône. Ce jour-là, les employés communaux exhument de la fosse commune du cimetière du village les cercueils des fusillés du 13 juin. Le Docteur Jacques Bourret, chef des travaux de médecine légale à la Faculté de Lyon, a dressé procès-verbal décrivant, aux fins d’identification, les cadavres des résistants. Le corps numéro 2, mesurant 1 mètre 74, est manifestement “chatain” mais les blessures par arme à feu du crâne interdisent d’aller plus loin que la description de la dentition. Arrivé sur les lieux, Roger Lothammer, le beau-frère de René Leynaud, le reconnaît formellement, notamment la ceinture de cuir et les vêtements. Aux portes du cimetière. Ellen, la veuve, est tenue à l’écart avec la soeur de René, Louise Leynaud, Roger Guibeaud, ami résistant, veille à les protéger de ce gisant méconnaissable.
La police a mené l’enquête, dès les premières heures de la Libération de Lyon, pour savoir comment Leynaud et ses compagnons d’infortune avaient fini par être exécutés dans cette campagne de l’Ain. Les enquêteurs ont rapidement retrouvé, le 13 septembre 1944 à Saint-Etienne, Jacques Thoinet, qui, par miracle, a survécu à la fusillade du 13 juin et aux coups de grâce. Comme Leynaud, il a été arrêté le 16 mai 1944, sur la place Bellecour. Comme Leynaud, il a été conduit dans les caves de l’Ecole de Santé militaire, avenue Berthelot, devenu siège de la Gestapo un an plus tôt. Immédiatement torturé, il a fait la connaissance de Leynaud après sa première séance de supplice. Dans les caves, il l’a entrevu, étendu sur un vieux fauteuil et blessé par balles. Au moment de son arrestation, Leynaud a en effet tenté d’échapper aux miliciens et une balle a fini par l’immobiliser, le blessant en haut de la cuisse. Les détenus parviennent, un instant, à panser comme ils le peuvent, les plaies de Leynaud. Le lendemain, 17 mai, Thoinet et Leynaud ont subi, l’un après l’autre, les outrages de la Gestapo, les bastonnades et les baignoires d’eau glacée. Le soir, vers 19h30, ils sont amenés à Montluc, d’abord dans les ateliers puis séparés et entassés à plus de dix dans des cellules de 4 mètres carrés : Thoinet dans la 61, Leynaud dans la 124.
Le supplice des résistants est interrompu par le bombardement du 26 mai 1944 qui anéantit, fût-ce involontairement, le siège de la Gestapo avenue Berthelot. Début juin, la répression reprend. Les appels “sans bagages” se multiplient dans la cour de Montluc. Les champs de la région lyonnaise deviennent des champs de tir : à Communay le 9 juin, à Lissieu le 10, à Dagneux et à Neuville-sur-Saône le 12 et le lendemain à Marcilly-d’Azergues. Le 13 juin 1944, à 6 heures du matin, 19 détenus sont rassemblés dans la cour de la prison allemande, “sans bagages”. La première étape du calvaire se tient au 33 de la place Bellecour, à l’angle de la rue Alphonse Fochier, tout près de chez son ami du Progrès, le journaliste Henri Amoretti. Les détenus arrivant de Montluc sont entassés dans la cave, croisant le regard de Georges Villiers, ancien maire de Lyon nommé par Vichy et arrêté par les nazis dès l’invasion de la zone dite “Libre”. Pour une raison inconnue, ce dernier est installé seul, sur une chaise, dans la cour qui donne sur la place Bellecour. Quarante cinq minutes plus tard, les 19 malheureux sont embarqués dans un camion bâché, sous le regard de l’ancien maire. Le convoi se dirige en direction de la Doua, à Villeurbanne. Sur le trajet, Leynaud, reconnaissant au loin le quartier des Terreaux, glisse à Thoinet : “Tu vois, j’habite tout à côté”. Au palais de la Foire de Lyon, le cortège fait une halte afin de faire monter douze soldats armés. A 8 heures et cinq minutes, tout le monde reprend la route pour une destination inconnue des prisonniers. L’un d’entre eux demande à un des geôliers : “Deutchland ?”. Le soldat répond sèchement d’un “Nein” qui ne rassure pas et fait s’envoler les dernières illusions de ceux qui en avaient encore. Le détenu le relance d’un “Kaput ?”, déclenchant le rire sarcastique du nazi. La Saône est longée vers le Nord, passant Neuville et Trévoux. Subitement, à Villeneuve, au bord d’un champ de blé en herbe, on fait descendre les 19 de Montluc. Tandis que les condamnés se serrent la main, Leynaud s’enquiert de savoir si, comme lui, ses camarades ont un chapelet en leur possession. Alignés et cernés par un demi-cercle de tirailleurs, ils attendent quelques minutes. Les balles touchent Leynaud en premier. En tombant, il lâche : “C’est fini”. Thoinet, tentant de courir vers le bois proche, est touché mais pas mortellement. Les allemands le rejoignent. Le coup de grâce passe miraculeusement, une nouvelle fois, à côté de lui. Les nazis le laissent pour mort, dans le petit matin, le regard bientôt tourné au sol vers ses camarades assassinés, serrant son chapelet dans sa main raidie par la peur. Il survivra.
Photographie : Archives municipales de Lyon, 8PH/540 [Vue extérieure de l'église Sainte-Polycarpe : porte, vers 1950] / [E. Poix ou E. Pernet]. [1] Photographie : cliché sur verre N.B. ; 10 x 15 cm.
L’office se poursuit dans l’Eglise Saint-Polycarpe. Le journal Le Progrès, dans son édition du lendemain, décrit ce moment où “tout n’était que douleur” : “Des cintres tombaient les lourdes draperies funèbres, tandis que l’ombre consolatrice du saint lieu se peuplait, autour du catafalque, de la timide et humble clarté des cierges. Sous les fleurs pieusement amoncelées en hommage à ce qu’il était, à ce qu’il avait fait, à ce qu’il aurait dû être, gisait René Leynaud, notre camarade, tué un matin de juin par les Allemands pour avoir été un magnifique soldat de la France”.
A la fin de l’absoute, un bruit agite la cérémonie. Les deux portes de l’église s’ouvrent en grand. Une silhouette pénètre dans la nef centrale. C’est le général de Gaulle, suivi par Yves Farge, commissaire régional de la République, compagnon de lutte de Leynaud rencontré au sein de l’ancienne rédaction du Progrès. Après avoir salué la famille et les officiants, le général s’approche de la dépouille de René Leynaud et épingle la médaille de la Résistance à côté de la Croix de guerre, honorant dans un même élan le soldat de la campagne de 1940, survivant miraculé de Dunkerque, et le soldat de la Résistance, engagé dans l’action militante comme dans les services de renseignements.
Dans un texte intitulé “le sacrifice”, extrait d’un ensemble de “Pensées chrétiennes”, Leynaud avait écrit : “J’ai toujours cherché quelque chose en échange de quoi (et même sans échange” je puisse donner ma vie. Je voulais que ce don réciproque ou ce don unique de ma vie s’inspirât d’un mouvement où la réflexion n’exclut pas l’enthousiasme et le où l’enthousiasme n’exclut pas la réflexion. La condition de ce choix suprême était, bien au contraire, que l’enthousiasme et la conscience se multiplient et se fécondent l’une par l’autre jusqu’à faire surgir de leur profondeur cette foi irrépressible que quelque chose valait enfin d’être magnifié par le double sacrifice vivant d’une conscience et d’un enthousiasme qui accepteraient de me donner la mort. Cherchant autour de moi, je n’ai rien trouvé qui emportât cette adhésion de tout mon être et cette négation de ma vie mortelle”.
Les circonstances ont fini dramatiquement par répondre à cette ultime interrogation. René Leynaud est parvenu, dans la Résistance, à penser cette morale suprême du culte de la liberté et, à partir de là, à fonder une pratique d’engagement, “au premier rang des combattants de la nuit”.
Le 7 octobre 1945, la rue Vieille-Monnaie est devenue la rue René Leynaud, là où il vécut.
Pour aller plus loin :
Patrice Béghain, Michel Kneubühler (avec la participation de Jean-Christophe Stuccilli), Des mots, un silence. René Leynaud : poèmes et proses précédé de René Leynaud (1910-1944) : poète, journaliste, résistant. La Rumeur libre éditions, 2024