Histoire(s)

De l'Histoire, des valeurs, des combats

image_author_Stéphane_NIVET
Par Stéphane NIVET
2 août · 6 mn à lire
Partager cet article :

D'entre les murs : 14 avenue Berthelot, l'école du crime

Entre ces murs, résonne encore la mémoire toujours vivace de l’Occupation, comme un trait d’union tangible mais invisible entre le peuple des morts et le peuple des vivants. Du printemps 1943 au printemps 1944, ce lieu a été l’épicentre, à Lyon, de la folie criminelle nazie.

Ce qu’il reste du 14 avenue Berthelot nous regarde. Depuis le sommet de ce bâtiment, c’est bien plus qu’une architecture préfectorale, facultaire ou municipale qui contemple le passant. Entre ces murs, résonne encore la mémoire toujours vivace de l’Occupation, comme un trait d’union tangible mais invisible entre le peuple des morts et le peuple des vivants. Les pierres de Villebois, taillées dans un calcaire dur, fin et grisé extrait du Bugey, renvoient toujours l’écho de ce temps où Lyon était enveloppé dans la nuit nazie. Du printemps 1943 au printemps 1944, ce lieu a été l’épicentre, à Lyon, de la folie criminelle nazie.

Le 11 novembre 1942 au matin, les armées du Reich franchissent la ligne de démarcation après le débarquement des Alliés en Afrique du Nord survenu trois jours plus tôt. La zone prétendument « libre » devient la zone « Sud ». En cette date symbolique, toute la France est occupée. Les Lyonnais, eux, voient débarouler l’Occupant pour la seconde fois depuis le début de la guerre. Mais cette fois-ci, la « troupe » est suivie par tout le tremblement nazi qui réquisitionne à l’envi et s’installe dans toute la ville. Des hôtels aux garnis, des restaurants aux châteaux alentours, l’Occupant occupe, sans concessions et sans payer. La bureaucratie de la préfecture du Rhône est embouteillée par les ordres de réquisitions. Les fonctionnaires de Vichy de l’ancienne zone non-occupée sont désormais tenus, rênes courtes, par la présence allemande.

Mais la garnison tout comme le commandement de la Région militaire « France Sud » ne sont pas venus seuls. La SS a rapidement investi les lieux, ou plutôt le « Kommando der Sipo und der SD », la police regroupant tout le raffinement répressif nazi : la Gestapo (la police politique), la Kripo (la police criminelle) et le Sicherheitsdienst (la police de renseignement de maintien de l’ordre). L’organigramme du SIPO-SD était d’une compréhension malaisée et difficile à percer, chaque branche subdivisée de la tentacule répondant directement à la tête, à Paris ou à Berlin, et parfois indifféremment de la hiérarchie locale. Lors du procès de Nuremberg, à la question du Procureur Babel demandant si « un profane pouvait s ’y retrouver dans ce dédale de services » en parlant du SD, le témoin SS Dieter Wisliceny répondit sans ambages : « Non, c’était pratiquement impossible. ». Il y a une sorte de mystère à constater le raffinement avec lequel les nazis veillaient à brouiller les cartes de leur topographie du pouvoir. Toujours est-il qu’en cette fin d’année 1942, Hitler venait d’ouvrir à Lyon l’une des nombreuses succursales de l’enfer qui distribuait la mort, déjà, dans toute l’Europe envahie.

À leur arrivée à Lyon, les SS s’installent à l’Hôtel Terminus, en face de la gare de Perrache, pour leur logement, leur bombance et pour leur besogne aussi. Rapidement, ce bel établissement est trop étroit pour abriter leur sinistre entreprise. L’ambition des nazis n'est pas de bricoler leur répression dans les méandres d’un hôtel de gare, même agréable et somptueux. Les couloirs se trouvent vite trop étriqués, les baignoires trop modestes et la capacité d’encellulement trop réduite. Klaus Barbie, nommé à la tête de la section IV de la SIPO-SD – la Gestapo - n’a pas une âme d’artisan : son échelle est industrielle.

A partir de la fin du mois de février 1943, les Allemands jettent leur dévolu sur l’École du Service de Santé militaire, située dans l’axe de l’Hôtel Terminus, sur l’autre rive du Rhône, au 14 de l’avenue Berthelot. Tout ce qui porte un uniforme vert-de-gris semble lorgner sur cet édifice : le commandement militaire, la Luftwaffe, la Feldgendarmerie, la Feldpost et la SIPO-SD. A l’époque, l’ensemble de l’École de Santé forme une petite forteresse. L’immense cour rectangulaire, bordée d’arbres comme une place d’armes, est fermée au Nord par le bâtiment de l’administration au Sud par le bâtiment Percy, à l’Est par le bâtiment Larrey et à l’Ouest par le bâtiment Desgenettes.

Par demandes successives, les locaux sont rapidement déterminés à leur nouvelle utilisation. A la hâte, on fait déguerpir les derniers « santards », étudiants de l’école, pour libérer les lieux. Au fond de la cour, à l’ouest s’installe la Feldpost qui affectionne les lieux pour sa proximité avec la gare, rendant plus simple l’arrivée et le départ du courrier. C’est là que s’infiltrera Dora Schaul une jeune allemande résistante venue noyauter les services allemands. Dans le bâtiment principal de l’administration, situé sur l’avenue, on installe à la fin du printemps cinq des six sections de la SIPO-SD. La construction de l’École de santé militaire de Lyon avait été décidée au début des années 1880 et construite en 1894 à la suite de l’annexion de l’Alsace-Moselle et de Strasbourg où se trouvait alors l’École impériale de Santé militaire. L’histoire avait voulu que Lyon formât les médecins, des « santards », pour soigner les victimes des combats. Elle voulait désormais que Lyon, à compter du printemps 1943, accueillît en ces mêmes murs une entreprise qui n’avait plus rien de sanitaire ni plus rien de militaire : la torture et les assassinats.

A Berthelot, il y a des caves, beaucoup de caves. Il y a des corridors souterrains qui peuvent irriguer une véritable noria de massacreurs et de tortionnaires irréfrénables. Rapidement, ce sous-sol va servir de « souricière », de « dépôt » sans palais de justice, sans tribunal ni avocats, où les détenus, arrivés tout droit de leur arrestation ou de la prison Montluc – devenue prison allemande en février 1943 - attendront de rencontrer le nazisme avant, plus tard, de venir y compter leurs plaies, leurs côtes cassées, leurs ongles arrachés et leurs brûlures entre deux séances de bastonnades ou de gégène. La Gestapo ne reculera devant aucune offense à la dignité humaine : des chiens qui servent à attaquer ou à violer, aux baignoires que l’on refroidit à dessein avec de la glace préparée pour rendre l’eau insupportablement froide en passant par une panoplie de supplices revenus du Moyen-Âge pour les interrogatoires « renforcés », quand il ne s’agit pas d’exécutions sommaires uniquement dictées par les pulsions du moment. Le 10 janvier 1944, en représailles à la mort de deux soldats allemands, tués par le réseau Carmagnole dans le quartier Saint-Clair, la Gestapo exécute en barbare 22 otages dans les caves, sans prendre même le temps de former un peloton d’exécution dans la cour.

Entre le printemps 1943 et le printemps 1944, l’avenue Berthelot devient un angle mort de l’Humanité. L’École de santé militaire est synonyme de Terreur. Les lieux, gardés par des soldats venus des Balkans, font fuir les passants, sauf ceux qui viennent pieusement verser leur tribut au déshonneur en dénonçant un voisin, un collègue, un inconnu, par antisémitisme, par appât du gain, par jalousie ou par tout à la fois. Les temps sont noirs et les règlements de comptes cohabitent avec les règlements lucratifs du commerce des juifs, à l’instar de Charles Goetzman - dit « Guigne à gauche » ou « le Boiteux » en raison de son amputation du pied gauche – et de Jeanne Hermann-Benamara, qui écument la ville de Saint-Fons depuis le bar Au Merle Rouge pour ramener en tramway des juifs à la Gestapo contre une indemnité pouvant atteindre les 10 000 francs. A Berthelot, des Français viennent se joindre aux nazis, autour de « Gueule Tordue », Francis André, une petite gouape collaborationniste, fondateur d’une lyonnaiserie vendue aux nazis et portant le nom intrépide de « Mouvement National Anti-terroriste ». Il devait son surnom parlé au faciès ignoble qui, chez lui, faisait office de visage, défiguré par une paralysie faciale ou un accident de jeunesse qui le rendait hideux. Jamais sans doute le physique d’une personne n’aura été aussi fidèle à sa valeur d’Homme : un salaud chimiquement pur dont toute la vie fut une cicatrice au genre humain, affairé qu’il fut à torturer pour rendre ses victimes aussi laides que lui. A son procès en 1946, le procureur Thomas le résumait assez bien en peu de mots : « un véritable monstre, une bête assoiffée de sang, la plus sinistre figure de la Gestapo lyonnaise ».

Avec sa bande de salopards, de voyous et de ratés, venus s’enrichir autant que trahir, assassiner autant que spolier, torturer autant que jouir des fruits de leurs crimes et d’une vie rendue commode et facile par leur association avec les nazis, il délivrait les premiers « sacrements » du nazisme et organisaient les préliminaires de la Gestapo. Ils étaient là, sadiques, apprentis bouchers, pour attendrir la « viande » et dispenser aux prisonniers les premiers coups de nerfs de bœufs, les premiers bains d’eau froide, les premières offenses.

Les hommes de Barbie, rapidement, prenaient la suite, pour les derniers outrages, les interminables séances de bastonnade alternées avec de faux moments de répit pour tromper la lucidité des détenus et les faire parler. Quand elle ne provient pas directement des sévices, la mort est délivrée par exécution, parfois loin de Lyon, dans les fossés et les forêts alentour, ou par envoi en déportation via les centres de la région parisienne selon un triage bien établi : les femmes résistantes au fort de Romainville, les hommes résistants à Compiègne, les juifs principalement à Drancy. Les scènes décrites de ces heures nazies à Berthelot dépassent ce que l’entendement humain peut admettre, dans une cohabitation glauque des différents cercles de l’enfer. Dans les caves et dans les étages, les cris perdus dans la nuit lyonnaise des suppliciés et des morts en sursis côtoient une vie de déprédations et de nouba. Au rez-de-chaussée, les biens spoliés aux juifs s’accumulent. Dans les bureaux, les coffres forts bourrés de devises de toutes sortes servent de tiroirs-caisses dans lesquels les nazis et leurs collaborateurs français viennent taper pour aller s’offrir une vie de beuverie dans les claques du quartier des Célestins. Dans les couloirs, les secrétaires, telles des souris grises, arpentent les lieux, assistent aux interrogatoires, prennent des notes avant, le soir, de compléter le tableau de chasse de ces messieurs de la SS, nourrissant dès le lendemain la chronique salace de la SIPO-SD.

Au 14 avenue Berthelot, l’ouverture de la porte centrale du bâtiment est rythmée par les allers et venues des tractions et des camions bâchés qui pénètrent, par une petite allée carrossable couverte par un porche, sur la Cour d’Honneur qui, alors, porte bien mal son nom. C’est sous ce porche que pénétreront nombre de condamnés au supplice, comme Jean Moulin et ses compagnons d’infortune de Caluire, Marc Bloch, et des milliers d’autres, condamnés de naissance ou de résistance, à connaitre la collection de cravaches dont Barbie était très fier. Les lieux accueillirent même des visiteurs inattendus, comme le 27 août 1943 au soir, après que Barbie avait procédé à l’arrestation en Isère du Président Albert Lebrun et d’André François-Poncet, ancien ambassadeur de France en Allemagne, avant leur exil au château d’Itter dans le Tyrol.

Le bâtiment principal de l’administration, où sévissait la SS et qui longeait l’avenue en fermant la Cour d’Honneur de l’École de Santé, n’existe plus, plié sous les bombes le vendredi 26 mai 1944, à 10h41. En seulement vingt-cinq minutes, les B24 Liberator de l’US Air Force qui avaient décollé quelques heures plus tôt de la base de Giola del Colle, près de Bari en Italie, ont largué avec une imprécision terrible sur le Sud de Lyon un tapis de 247 tonnes de bombes, façon Carpet bombing. Sur près de deux kilomètres, l’avenue Berthelot est éventrée. La pendule de la mairie du 7ème arrondissement, place Jean Macé, s’est arrêtée à 10h50 sous l’effet des explosions. Les bureaux nazis du 14 avenue Berthelot sont collatéralement écrasés et en flammes. Ce n’était pas la cible des américains. Les Alliés visaient en réalité la voie ferrée très proche et la gare de la Guillotière. On verra même certains lyonnais rager de cet estompage, reprochant aux Américains de moins bien viser que les Anglais, coutumiers de bombardements nocturnes à plus basse altitude, plus précis et souvent annoncés préalablement sur la Radio de Londres par un laconique « Grégoire, nous irons te voir ce soir ».

Après-guerre, on fit table rase du bâtiment en ruines. A la place des parties détruites, on a édifié, dans les années cinquante et à l’économie, un portique et deux immeubles de bureaux qui ont le charisme des reconstructions hâtives, frappées de cette absence d’élégance froide d’une architecture tout sauf inoubliable. Il faudra beaucoup de ruse à Jean-Pierre Melville pour éviter l’anachronisme de ces nouvelles constructions lorsqu’il viendra s’installer à Berthelot à l’hiver 1968-1969 pour tourner la scène mythique de l’Armée des ombres où Mathilde (Simone Signoret), grimée en infirmière allemande et conduite par Le Bison (Christian Barbier) et Le Masque (Claude Mann), tente en vain de faire évader Félix (Paul Crauchet) des caves de la Gestapo.

Chacun des trois pavillons encore existants s’offre au visiteur par un escalier monumental en calcaire coquillier qui vous propulse jusqu’au faîte de l’édifice. Aujourd’hui, les cavalcades des étudiants et des chercheurs ont succédé à la rosserie des nazis et de leurs auxiliaires français. Les lieux abritent la Maison des Sciences de l’Homme du CNRS, l’Institut d’Études politiques de Lyon et, depuis 1992, le Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation, voulu par Michel Noir, alors maire de Lyon, après le procès de Klaus Barbie, réalisé par son adjoint Alain Jakubowicz et inauguré en présence d’Elie Wiesel et Jacques Chaban-Delmas. Le 20 novembre 2019, Lucie et Raymond Aubrac, disparus quelques années plus tôt, voient leur nom donné à l’amphithéâtre de Sciences Po Lyon construit dans l’aile ouest, en forme d’ultime hommage, sur les lieux même où Lucie avait obtenu, sous une fausse identité et au prétexte de sa grossesse d’organiser son faux mariage avec Raymond, et grâce à cela, son évasion des geôles nazies.