Retour sur la "Grande Guerre" de Jean Marie Nivet, “Mort pour la France” à Gorica-le-Haut (Albanie) le 3 avril 1917.
Dans le cimetière militaire français de Bitola (ex-Monastir), en Macédoine du Nord, il y a, parmi des milliers d”autres, une croix de bois blanche surmontée d’un carré tricolore disposé en losange : sur le bleu, on peut lire le numéro 1293; sur le blanc, un nom, “NIVET Jean”; sur le rouge, en écho au sang versé, la mention “Mort pour la France”. Jean Marie Nivet est mort au combat, décédé le 3 avril 1917, à une soixantaine de kilomètres de là, à Gorica-le-Haut, entre les lacs d’Ohrid et ceux de Prespa, sur un balcon enneigé contemplant ces eaux dont Emmanuel Ruben a écrit dans son magnifique livre Le coeur de l’Europe qu’elles offraient au regard “le plus beau bleu des Balkans”.
Jean Marie Nivet n’aurait jamais dû mourir ici à seulement trente ans, à 1500 kilomètres de chez lui. Il était né le 14 janvier 1887, à Saint-Aubin-en-Charollais, aux Grandes Verchères, fils de Claude et de Marie, frère cadet de Jean François et de Jean. Dans la famille, on est cultivateurs mais aussi maçons et charpentiers, comme les ancêtres qui, à la fin du XVIIIe siècle étaient venus de la Creuse pour construire les écluses et les maisons d’éclusiers du canal du Centre reliant la Saône et la Loire. On raconte même dans la famille que le mur d’enceinte du domaine de vingt hectares du Château de Digoine, beauté en pierre dorée qui domine la vallée de la Bourbince et ledit canal, est une réalisation de la famille Nivet en sorte que, dans cette paysannerie modeste, on pouvait s’enorgueillir de détenir, fût-ce symboliquement, un petit morceau de ce noble ouvrage.
Le centre bourg de Saint-Aubin-en-Charollais - Carte postale début du XXe siècle.
Le 2 août 1914, vers cinq heures du soir, le son du tocsin du village avait foudroyé la tranquillité de cette campagne laborieuse affairée à la saison des moissons. Jean s’était précipité comme tout le monde devant la mairie située en contrebas de l’église, découvrant qu’il allait devoir partir faire la guerre, sous le regard de tout un pays aux yeux humidifiés par ces heures dramatiques. En rentrant à la maison, il avait retrouvé son livret militaire délivré lors du service qu’il avait effectué du 8 octobre 1908 au 25 septembre 1910. A l’intérieur de ce document, il y avait un petit feuillet rose, le “fascicule de mobilisation en cas de guerre”, indiquant le jour de mobilisation, le dépôt dans lequel se rendre et le mode transport. Pour Jean Marie, le document prescrivait de se rendre sous deux jours au 10ème régiment d’infanterie en garnison à Auxonne en Côte-d’Or. Son frère aîné Jean, né en 1879, avait quant à lui pris la direction de Lyon, étant affecté au 7ème régiment des cuirassiers tandis que son autre frère aîné Jean François avait dû rejoindre se rendre au 2§ème Dragons à Dijon.
Le 4 août, son baluchon sommairement terminé, il devait arriver à la caserne Chamburre à Auxonne, au “quartier Bonaparte”, pour recevoir son uniforme tout droit venu, comme le premier consul, du XIXème siècle : un pantalon rouge garance enserré au niveau des mollets par des guêtres en cuir lacées, une capote gris de fer bleuté fermée par deux rangs de boutons, des brodequins de marche à jambières en cuir avec semelles cloutées pesant deux kilos la paire, un ceinturon avec trois cartouchières en cuir et une baïonnette dans son fourreau, un képi à turban garance et bandeau bleu, un havresac de toile cirée alourdi par une armature en bois sur laquelle on arrime sa marmite, sa pelle, son bidon et son quart, une musette en toile et un fusil Lebel, modèle 1886.
Son régiment, devenu pour la circonstance le 210ème régiment d’infanterie, avait suivi les dispositions du “plan XVII” élaboré par Joffre afin de concentrer les troupes en direction du Nord-Est de la France, pour aller au contact de l’offensive allemande. Pour Jean Marie avait alors commencé une longue transhumance vers l’enfer. Le 10 août, les 2240 hommes de son régiment étaient arrivés en terre inconnue, à Châtel-sur-Moselle dans les Vosges, première étape d’un périple qui allait le conduire, de bivouacs en tranchées, jusqu’à l’enfer du bois d’Avocourt à Verdun, en janvier 1916 avant de regagner les contreforts vosgiens à Moyenmoutier et Saint-Jean-d’Ormont. Entre temps, en 1915, on avait changé leur tenue aux couleurs criardes et on leur avait donné des uniformes “bleu horizon”, de cervelières à mettre avec le képi en attendant d’avoir de vrais casques.
Embarquement des troupes du 210e RI sur le “Ville de Bordeaux”, 6 janvier 1917, dans le port de Toulon. Source ECPAD.
Brutalement, tout s’était arrêté. Jean Marie et ses camarades d’infortunes avaient été informés de leur nouvelle affectation : l’Armée française d’Orient. On mesure peu, encore aujourd'hui, l’effet qu’a dû produire sur ces jeunes hommes l’annonce de cette destination “orientale”, promesse d’une aventure lointaine pourtant si proche, sur ces terres balkaniques occupées par les Turcs et leurs Alliés. “L’Orient” s’était rapproché de l’Europe à la faveur des fluctuations de la guerre et la France avait alors entrepris, à partir du reliquat du corps expéditionnaire évacué des Dardanelles et de troupes puisées dans les réserves de métropole, d’ouvrir un nouveau front pour libérer la Serbie des menées ottomanes, allemandes, austro-hongroises et surtout bulgares sur une ligne de front qui s’étendait de la côte albanaise au golfe Strymonique, Salonique étant devenue l’épicentre de la contre-offensive de l’Entente.
Le campement de Zeitenlik en 1916 - Source ECPAD
Cantonné à côté de Lyon, à Saint-Germain-au-Mont-d’Or, le 210ème régiment d’infanterie avait été transféré dans le port de Toulon au début du mois de janvier 1917. A son arrivée, le 6ème bataillon auquel appartenait Jean Marie fut embarqué sur le “Ville de Bordeaux”, un navire auxiliaire construit en 1911 qui assurait, avant-guerre, la liaison entre Le Havre et les comptoirs indiens. Vers le 14 janvier, les cinq bateaux transportant le régiment étaient arrivés à Salonique, sans aucune casse en dépit du harcèlement des sous-marins allemands qui écumaient alors la Méditerranée et torpillaient à qui mieux mieux les marines françaises et britanniques. Les troupes nouvellement débarquées avaient été installées sur le campement de Zeitenlik, à quatre kilomètres de la ville. Le lieu ressemblait avait des allures d’exposition universelle : dans un coin, on avait exposé un avion allemand pris à l’ennemi sous le regard d’une troupe bigarrée composée de soldats et d’officiers français, de métropole ou des colonies d’Afrique et d’Indochine, italiens, russes, grecs, anglais, serbes et indiens.
Rapidement, le 210ème avait été conduit au front, les sur hauteurs des grands lacs des Balkans. A plus de 1500 mètres, le froid et la neige avaient considérablement durci les conditions de vie et de combat mais préservaient des aléas de la plaine marécageuse de Salonique où régnaient, le typhus, la dysenterie et le paludisme. Sur ce front enlisé dans une géographie accidentée par les pitons boisés, les ravins et les lacs, les soldats eurent tôt fait d’oublier la guerre “industrielle” de Verdun ou des Vosges. Il y avait quelque chose de suranné dans ces combats qui ressemblaient davantage aux guerres du siècle précédent qu’à la guerre nouvelle livrée sur le front français.
Troupes françaises près de Gorica-le-Haut. Source ECPAD
Le 1er avril 1917, le journal des marches opérations du 210e régiment d’infanterie note : “Les groupes francs sont réunis sous les ordres du lieutenant Gadel et mis à la disposition du Commandant de la position C. A 17 heures, l’ennemi commence en préparation d’artillerie sur la position C (...). L’ennemi attaque nos positions A et C à 20h 30. (...) A 23h30, l’ennemi prend pied sur le piton rond et enlève à la 23ème compagnie un poste de grenadiers et un élément de tranchée. Pertes : 5 blessés, 2 tués”. Parmi les blessés, Jean Marie Nivet. Après deux jours d’agonie, à trente ans deux mois et vingt jours, il meurt dans l’ambulance alpine numéro 14, sorte d’hôpital de montagne provisoire construit en dur et à flanc de colline pour soigner les soldats au plus près du front. Dans le film de Raymond Bernard, Les Croix de bois, adaptation du roman de Roland Dorgelès datant de 1931, un poilu entonne, à la veille d’une grande offensive : « Oui, tu l'auras ta croix. Si ce n'est pas la croix de guerre, ce sera la croix de bois ». Jean Marie a eu sa croix de bois, dans le cimetière de Bitola où il repose désormais depuis 1921. Jean Marie Nivet était le frère de mon arrière-grand-père Jean François. Lucien, mon grand-père paternel né le 30 mai 1914, ne connaîtra jamais cet oncle disparu loin, dans cet Orient si loin et si proche, et dont la seule trace qui subsiste est son nom gravé sur le monument aux Morts de Saint-Aubin-en-Charollais.
Stéphane NIVET
Historien de formation, engagé contre le négationnisme, Stephane Nivet a été Délégué général de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme. En 2022, il a co-écrit avec Me Alain Jakubowicz « Vous étiez belles pour l’éternité - Elles ont témoigné au procès Barbie », préface de Béate Klarsfeld et en 2023, "Jean Moulin, l'inconnu de Lyon" (Le Progrès). En 2024, il participe à la rédaction de l'ouvrage "Histoire politique de l'antisémitisme" (Robert Laffont), dirigé par Rudy Reichstadt, Alexandre Bande et Pierre-Jérôme Biscarat.