Histoire(s)

De l'Histoire, des valeurs, des combats

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Par Stéphane NIVET
23 févr. · 3 mn à lire
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Robert Badinter, au nom du père

Le 9 février 1943, Robert Badinter échappe de peu à la rafle de la rue Sainte-Catherine, contrairement à son père Simon, arrêté par les hommes de Klaus Barbie avant d'être exterminé à Sobibor.

Il fait froid à Lyon le mardi 9 février 1943. La neige a blanchi la campagne et les monts alentours. Le jour s’est couché quand, en fin d’après-midi, un adolescent de quatorze ans arrive haletant devant le 12 de la rue Sainte Catherine, dans cette rue étroite et courte qui borde le nord de la place des Terreaux. Ce jeune garçon inquiet s’appelle Robert Badinter. En rentrant du lycée Ampère, où il est scolarisé depuis l’arrivée de la famille à Lyon en décembre 1941, il a trouvé sa mère Charlotte plongée dans l’inquiétude dans leur modeste appartement mal chauffé du 7 quai Maréchal Joffre qui fait face à la Saône. Son père Simon n’est pas rentré de sa journée de bénévolat dans les locaux de la direction « Assistance » de l’Union générale des Israélites de France installés rue Sainte-Catherine. L’adolescent est donc envoyé sur place pour s’enquérir de lui. Arrivé devant l’immeuble, il pousse la lourde porte à heurtoir surmontée d’un imposant imposte à monogramme de style rocaille. Il gravit quatre à quatre les escaliers de cet immeuble trop calme. Arrivé au palier du 2 ème  étage, à la porte de l’UGIF, un homme en civil tente de le saisir par le bras mais, dans un sursaut vital, Robert Badinter se soustrait à cette injonction et dévale les marches avant de s’enfuir dans la nuit lyonnaise, laissant tomber dans la précipitation sa carte de lycéen.  

Toute sa vie durant, il gardera incertain le souvenir d’avoir aperçu son père dans l’entrebâillement de la porte, tel le fantôme d’un ultime souvenir peinant à être gravé dans sa mémoire. Pendant qu’il court prévenir sa mère du danger, les 86 juifs victimes de la souricière tendue par la Gestapo rue Sainte-Catherine sont embarqués dans des camions qui stationnaient devant la sortie de la traboule qui faisait se rejoindre le 12 de la rue Sainte Catherine avec le 6 de la place des Terreaux. Les personnes raflées sont entassées au Fort Lamotte, qui vient d’être rebaptisé « Sergent Blandan » par Vichy et alors même que la Gestapo n’a pas encore achevé la réquisition de prison de Montluc pour en faire une prison allemande. Détenu par les nazis, Simon Badinter va alors emprunter des sentiers battus par tant de suppliciés : la gare de Perrache, Chalon-sur-Saône, Drancy, Beaune-la-Rolande, Drancy derechef et Sobibor où il sera déporté par le convoi n°53 et exterminé à son arrivée le 30 mars 1943.   De ce jour maudit du 9 février 1943, Robert Badinter conservera, outre la blessure de l’amputation du père, la connaissance intime et physique de l’injustice antisémite, la fréquentation de la mort lui ayant frôlé le bras dans cet escalier de la rue Sainte-Catherine. Bien sûr, il n’a pas découvert ce jour-là l’antisémitisme. Il a vu les graffitis orduriers recouvrir les rues de Paris pour appeler à la vindicte contre Léon Blum et contre les Juifs. Il a connu, à Janson de Sailly, l’hostilité manifeste de certains de ses camarades, abreuvés par Maurras et sa clique, contre les lycéens juifs. Il a vu la mention « Entreprise juive » défigurer l’enseigne de son père. Il a vécu les lois scélérates de Vichy contre les Juifs, la confiscation des biens, le compte bloqué par l’administrateur collabo et la menace, devenue évidente, de la perte de la nationalité française acquise par ses parents quelques mois avant sa naissance, en janvier 1928. Il a raconté avoir vu, avec son frère Claude et en dépit des interdictions parentales, l’exposition Le Juif et la France présentée au Palais Berlitz. Mais rue Sainte-Catherine, la haine des juifs a pris une autre dimension pour lui et, subitement il a rencontré le nazisme, l’a touché même. Le nazisme lui a enlevé son père et a manqué, de très peu, de le condamner à mort.   A Lyon, le 9 février 1943, la vie de Robert Badinter a basculé, à jamais. Le jeune adolescent est entré brutalement dans l’âge adulte, initié à la dureté de la vie par les épreuves et la découverte de la vie clandestine, sous une fausse identité. Le 9 février 1943, Robert Badinter a enraciné en lui la douleur d’un crime innommable, le crime contre l’Humanité, provoquant chez lui une résilience de laquelle jaillira la force du combat contre l’antisémitisme, la vénération de la justice et de la vie, la passion de l’égalité, l’amour de la République et de la France, la foi dans l’universalisme des Lumières.  

Le 5 février 1983, à 5h30 du matin, un Hercule C 130 gris immatriculé CP 1564 aux couleurs des Transportes Aéréos Bolivianos en provenance de La Paz se pose sur l’aéroport de Cayenne-Rochambeau. Le Maréchal des Logis chef Michel Tardot, le gendarme jacques Woerner, le commissaire de la République Claude Silberzahn et le Procureur de la République vont à la rencontre de l’appareil et, constatant la présence de Klaus Barbie à bord de l’appareil qui avait été annoncé aux autorités, font lecture à ce dernier du mandat d’arrêt émis par le juge Christian Riss à Lyon le 3 novembre 1982 pour « crimes contre l’Humanité, qualifiés assassinats » et ordonnent « un transfèrement à exécuter par voie aérienne » en direction de la maison d’arrêt de Lyon. Robert Badinter, dans la singulière position qui est devenue la sienne, celle de victime de Klaus Barbie et de Ministre en charge de la justice qui doit désormais le juger, ne fait qu’une seule demande, ô combien symbolique : il souhaite que Barbie passe sa première nuit à la prison Montluc, dans une de ces cellules de 4 mètres carrés où, entre le 17 février 1943 et le 24 août 1944, Barbie s’est employé, pour reprendre l’image d’André Malraux, « à faire concurrence à l’enfer ». Par la suite, Robert Badinter se tiendra à distance du traitement judiciaire de Barbie, en sorte de garantir que le procès du « Boucher de Lyon » ne souffre d’aucune atteinte à l’impartialité, à l’État de droit et aux droits de la Défense. Avec son frère Claude, décision est prise de ne pas se constituer partie civile contre Barbie et ne pas offrir au défenseur de Barbie, Jacques Vergès, matière à querelle inutile.  

S’il prend garde de ne pas s’immiscer dans la manifestation de la justice, Robert Badinter veille toutefois à la conservation de la mémoire du procès à venir, considérant que l’œuvre de justice, dans ce cas précis, est aussi une œuvre de transmission. Le 28 juin 1985, le Parlement adopte définitivement le projet de loi déposé sur le bureau des assemblées par Robert Badinter et « tendant à la constitution d'archives audiovisuelles de la justice ». Le procès Barbie sera, selon un cahier des charges précis, filmé et archivé, disponible pour les générations futures. Grâce à cette loi, les témoignages de Victor Sullaper, Léa Katz, Gilberte Lévy-Jacob, Eva Gottlieb, Michel Cojot-Golberg, Michel Thomas, rescapés ou témoins de la rafle du 9 février 1943 et compagnons d'infortune de son père Simon, seront conservés à jamais.  

Robert Badinter nous a quittés un 9 février. Tout est symbole.