Histoire(s)

De l'Histoire, des valeurs, des combats

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Par Stéphane NIVET
16 juin · 7 mn à lire
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Marc Bloch, derniers instants

Il y a 80 ans, le 16 juin 1944, Marc Bloch était assassiné par les nazis. Retour sur les derniers instants d'un historien génial, d'un Résistant exemplaire, d'un homme habité jusqu'au bout par l'amour de la vérité.

Au soir du 16 juin 1944, vers huit heures du soir, un appel « sans bagages » résonne dans les cellules de la prison Montluc à Lyon. Près de trente noms claquent, choisis par les nazis selon une logique uniquement nourrie par la folie criminelle. Parmi eux, Marc Bloch, l’historien génial entré dans la clandestinité au sein des Mouvements Unis de Résistance et arrêté le 8 mars 1944, sur le Pont de la Boucle.

Deux par deux, on les menotte et on les fait monter dans une camionnette débâchée. Des tractions achèvent d’encadrer ce terrible cortège. A leur bord, une vingtaine de personnes :  des nazis, en uniforme et en civil, mais aussi des français, petites gouapes inassouvies qui, depuis des mois assassinent, volent et torturent pour le compte de la Gestapo.

Le convoi traverse le Rhône et fait une halte au 33 place Bellecour, dans la cour de l’immeuble abritant la Gestapo depuis que le bombardement américain du 26 mai 1944 a écrasé sous les bombes les locaux de l’École de Santé militaire où Barbie et ses hommes sévissaient depuis près d’un an. Les prisonniers subissent alors le spectacle humiliant des péroraisons et de la forfanterie d’un officier ivre, qui, peu tourmenté par le doute se met à prédire la victoire de l’Allemagne : « « Pourquoi es-tu arrêté, toi ? Tu es juif ? Non ? Ah ! Tu es résistant, vous êtes des résistants. Eh bien ! Bande de cochons, vous allez résister d’une autre façon tout à l’heure. Vous résistez pour les juifs, pour les bolcheviks, pour les anglais, bande de porcs. Vous croyez que vous arriverez à un résultat ? Non. Vous avez beau en tuer des boches, ça ne fait rien, ou plutôt si, ça nous fait de la peine, car nous perdons des camarades, mais vous ne parviendrez à aucun résultat ; nous sommes trop nombreux et trop forts. Et maintenant vous allez crever, crever comme tous ceux que nous faisons crever chaque jour. Vous connaissez Londres, c’est une grande ville, hein ! Eh bien : depuis cette nuit, Londres n’existe plus. Londres est anéantie, et bien d’autres villes auront le même sort. Grâce à nos armes secrètes, nous gagnerons, et vous aurez lutté pour rien, et tout à l’heure vous allez crever pour rien, pour la racaille de Londres et de Moscou, pour les sales juifs. »

La saynète pathétique achevée le temps que le convoi soit informé de son itinéraire, la marche funèbre des martyrs de Montluc reprend. La ville de Lyon défile sous leurs yeux, tout comme elle avait défilé sous ceux de Marc Bloch en ce matin du 8 mars 1944 où, menotté à bord d’une Citroën, on l’emmenait vers l’École de Santé Militaire, lieu qui avait cessé d’être une école, d’être sanitaire et, même, à l’épreuve des tortionnaires de la SS, d’être militaire.

Les premiers interrogatoires avaient été menés vraisemblablement dans la salle 6, au rez-de-chaussée du 14 de l’avenue Berthelot. Avec une violence inouïe. Un collaborateur français avouera, lors de l’instruction judiciaire menée contre lui après-guerre, avoir passé sept fois à la baignoire ce « professeur juif ». La suite de la vie de Marc Bloch avait été une longue agonie quotidienne, entre les tortures infligées par le « Boucher de Lyon » et ses sbires, quelques moments de répits à l’infirmerie de Montluc où une double broncho-pneumonie était venue s’ajouter aux contusions, ecchymoses et aux poignets brisés. Dans la cellule 75 de la prison Montluc, l’historien est toujours là, donnant des cours d’histoire agraire à ses codétenus, tout autant pour s’évader que pour éloigner les sujets de conversation qu’auraient voulu alimenter d’éventuels mouchards.

Il y a une forme d’angoisse à imaginer le huis clos interminable entre Marc Bloch et Klaus Barbie. D’un côté, le grand historien, grand rénovateur des sciences humaines, maître reconnu de sa discipline. De l’autre, un petit bourreau nazi qui s’employait à faire concurrence à l’enfer. En dépit des apparences, il n’y avait qu’un seul soldat dans la pièce et c’était Marc Bloch. Il pouvait en remontrer, dans ce domaine, à son geôlier SS, pompeusement flanqué d’un uniforme qui avait tout d’un tablier de boucher et rien de celui d’un militaire digne de ce nom.  Bloch avait fait la guerre, lui, la Grande, la vraie, dans les tranchées. Cité plusieurs fois à l’ordre de son régiment pour son courage, sa bravoure et certaines actions d’éclat, il avait reçu la Croix de guerre avec trois étoiles d’argent ainsi que la Légion d’Honneur en 1919. Ces décorations n’avaient pas grand-chose à voir avec les hochets du nazisme distribués chaque année à la date anniversaire du Führer aux sicaires du régime pour les remercier d’avoir contresigné les atrocités du Reich. En 1939, Marc Bloch, ne s’est pas dérobé. Quand il fallut remettre cela et alors que son âge - 53 ans - sa polyarthrite et sa charge de famille auraient dû le mettre à l’abri des combats, il ne résista pas à l’envie de s’engager et de reprendre du service.  Comme il aimait à le rappeler à ses amis résistants, lui qui n’avait pas eu d’avancement depuis l’armistice de 1918, il était sans doute, à ce moment-là « le plus vieux capitaine de l’armée française ». Barbie, lui, avait gravi les échelons le long de son indignité. Du haut de son rapide service militaire effectué en 1938 et de ses années de formation à l’école du SD à apprendre la basse police, il devient, à 27 ans seulement, officier de la SS : SS-Untersturmführer (sous-lieutenant) en avril 1940, SS-Obertsturmfürher (lieutenant) en octobre 1940 avant d’être promu SS-Haupsturmführer (capitaine) quelques mois après son départ de Lyon, fin 1944.

Face à Barbie, si Marc Bloch était assurément le plus soldat, il était aussi, il faut le dire, le plus allemand des deux. D’abord parce qu’il en connaissait la langue dans les moindres recoins, poussant le vice jusqu’à ne pas se contenter de la langue allemande mais, pour les besoins de sa recherche médiéviste, de maîtriser des formes plus anciennes comme le haut allemand. Et puis, contrairement à son tortionnaire, notre prisonnier avait, lui, fréquenté les universités allemandes et pas des moindres. Il s’est frotté aux Seminar de la Wissenschaft germanique. A Berlin, en 1909, il a suivi durant un semestre les cours de Max Sering, le plus grand économiste allemand du monde agricole et qui fréquenta, étudiant, les bancs de l’Université de Strasbourg alors annexée au Reich depuis la défaite de 1870. A Leipzig, il a fréquenté les enseignements de Karl Bücher, ponte de l’économie politique, fondateur de la première école de journalisme en Europe et auteur d’un ouvrage remarqué sur l’histoire des femmes au Moyen-Âge. A son retour en France, il conserva pour l’Allemagne une attention de chaque instant. Il dépouillait régulièrement dans le texte le catalogue des nouveautés de la bibliothèque de Leipzig, histoire d’être toujours au fait des dernières parutions. Devenu dans l’entre-deux-guerres professeur à l’Université de Strasbourg redevenue française, il mit un point d’honneur à faire ajouter la mention « Dr. », pour « Doktor » sur sa carte de visite, une mention pour lui « indispensable en Allemagne ».

En comparaison, Barbie ne comprenait rien à l’Allemagne, à sa culture, à sa civilisation. Il avait sans doute lu moins de livre en allemand que Marc Bloch. A l’école du SD, la bibliothèque n’embarrassait pas les esprits et les livres, eux, embrasaient les rues dès lors que la folie hitlérienne encourageait à brûler la « mauvaise » littérature. Son horizon culturel se limitait à penser que Heydrich était un grand intellectuel et à vivre sur les acquis d’une érudition grecque et latine figée au moment de ses études secondaires. Surtout, si l’amour de l’Allemagne permit à Marc Bloch de lire « sans amertume », en pleine Occupation, en pleine défaite, en plein désespoir, un livre d’histoire allemand, Barbie ne sut jamais se départir, même vainqueur, même triomphant, de sa haine de la France. Cette détestation, toujours inassouvie, lui venait de son enfance presque frontalière, aux confins de la Sarre et de la Rhénanie-Palatinat. Il faut dire qu’il avait été largement conditionné par son père, engagé dans la Résistance passive auprès de groupes de paysans excédés tout à la fois par l’administration de la Sarre par la France entre 1919 et 1935, l’occupation de la Ruhr entre 1923 et 1925 et les velléités séparatistes de ceux qui rêvaient d’indépendance hors d’Allemagne. Pour lui, le français était pire que la langue de l’adversaire, c’était la langue de l’ennemi. Quand son père mourut en 1933, quinze ans après l’armistice, Barbie s’obstina même à imputer cette disparition aux suites tardives d’une blessure de guerre, omettant à dessein de dire que son paternel avait largement arrosé sa blessure, ses artères et son foie de franches lampées de schnaps dont les excès défrayaient la chronique locale en même temps qu’ils tuméfiaient le visage de sa femme.

La confrontation Bloch-Barbie, c’est aussi celle d’un jeu de cache-cache permanent avec la vérité au milieu d’une époque obscurcie par le brouillard du mensonge. Notre historien avait une longueur d’avance sur son bourreau dans ce domaine. Après la guerre, en 1921, il avait commis un petit opuscule, les Réflexions d'un historien sur les fausses nouvelles de la guerre. Il s’agissait pour lui de comprendre la paranoïa des peuples qui s’affrontent, ces moments de confusion collective où l’obsession du camp d’en face peut rendre aveugle et sourd au réel, à l’image de ce vieux proverbe allemand disposant que « quand vient la guerre dans le pays, les mensonges deviennent aussi abondants que des grains de sable ». Dans les tranchées de 14-18, Marc Bloch s’était distingué, même, par sa capacité d’observation et son goût pour la collecte et la vérification de l’information. De la dentelle de scientifique à côté d’un Barbie pour lequel la vérité devait sortir que de la bouche d’un semi-noyé, d’un brulé à l’acide ou d’un résistant travaillé une nuit durant au croc de boucher et au nerf de bœuf. Singulier paradoxe qui voulait que l’historien trempé dans la recherche déontologique de la vérité soit transformé en faussaire et en dissimulateur pour sa survie. Entre la rue de l’Orangerie, son abri offert à Cuire par Blanche Molino, et son bureau de la rue des Quatre-Chapeaux, Marc Bloch était devenu un expert en mystification, en fausses identités et autres pseudonymes, espérant bien intoxiquer les Allemands, brouiller les pistes menant à la Résistance, donner la migraine à la Gestapo et mettre plein de sable dans les engrenages de la machine nazie.

En dépit de tout cela, les fausses identités de Marc Bloch sont assez rapidement tombées. D’une part parce l’arrestation de Marc Bloch le 8 mars 1944, comme les dizaines d’autres intervenues au même moment parmi ses amis de combat, est le résultat de délations en cascade. D’autre part parce que les perquisitions menées dès le 9 mars, lendemain de son arrestation, levèrent sans doute les derniers doutes de la Gestapo sur le patronyme de leur prise de guerre, faisant litière sans trop de difficultés des « Blanchard », « Chevreuse » et autre « Narbonne » qui servaient de noms de code à Marc Bloch. D’ailleurs, le 15 mars, Philippe Henriot, Secrétaire d’État à l’Information et (surtout) à la Propagande, fanfaronne dans un éditorial de la radiodiffusion nationale, annonçant que « Lyon, capitale de la Résistance, est détruite » et qu’il disposait de tous les noms de cette « fourmilière du crime bolcheviste et du désordre rouge ». Mais à Lyon, n’est pas Fouché qui veut. S’il est vrai que les réseaux clandestins ont mordu la poussière lors de cette série d’interpellations, Henriot a surtout popularisé à son insu dans l’imaginaire français cette idée que Lyon, qui avait perdu son titre de capitale des Gaules à coups de raids alamans, était parvenue par les circonstances et un peu par hasard à redevenir capitale de quelque chose, et surtout que la Résistance avait une capitale. Après cette envolée bien présomptueuse qui valut sans doute à son auteur d’être buté à la veille de l’été 1944, la presse de Vichy donne dès le 16 mars les noms de certains des résistants sur lesquels la Gestapo avait mis la main, dont Marc Bloch. Le même jour, en Allemagne, le Völkischer Beobachter annonce l’arrestation de « Block » (sic), « chef d’une bande d’assassins ». Le 18 mars 1944, l’historien et médiéviste Percy Ernst Schramm annonce la chose dans le Kriegstagbuch de l’armée allemande. Lui qui jadis s’affronta sur le terrain de l’histoire du Moyen-Âge avec Marc Bloch en était réduit à servir de petit télégraphiste de la fin de son ancien et respecté collègue, « Herr Doktor Bloch ». Même le surpuissant Otto von Abetz, ambassadeur d’Allemagne en France, se fend d’un télégramme à Berlin pour relater l’opération, notant au passage que « le chef de cet état-major était juif français, du nom de Block, avec Narbonne pour pseudonyme ».

Barbie, donc, au sein de ce huis clos, savait qui était son nouvel objet de torture. Un juif, un universitaire, un résistant. On peut s’étonner que le chef de la Gestapo n’ai pas fait prévaloir la première de ces qualités sur les deux autres pour entasser son prisonnier dans la Baraque aux Juifs de la prison Montluc avant de l’expédier vers Auschwitz, à l’instar de ceux qui, jusque-là, s’étaient, révélés juifs à la lumière des soupiraux des caves badigeonnés de chaux de l’avenue Berthelot. Il faut croire que la Gestapo espérait beaucoup du « résistant Marc Bloch » pour lui avoir laissé en vie le « juif Marc Bloch », plusieurs mois durant, entre sa prison et les salons de torture de Klaus Barbie.

Aucun thaumaturge n’est venu apaiser les souffrances de notre historien. Son séjour à l’infirmerie de Montluc ressemblait davantage à un purgatoire sur sa route vers l’enfer. Une fois remis de sa broncho-pneumonie, les séances de torture ont repris. Le 22 puis le 25 mai, le supplice de Marc Bloch a continué. Il fallut attendre la destruction du bâtiment principal de l’École de Santé militaire par le bombardement du 26 mai 1944 pour interrompre ce calvaire.

En cette soirée du 16 juin 1944, après avoir quitté les angoisses de la Place Bellecour, Marc Bloch et ses compagnons d’infortune longèrent la Saône durant près d’une heure. A trois kilomètres de Trévoux, le convoi s’est arrêté près d’une prairie, à Saint-Didier-de-Formans dans l’Ain. Par « paquets » de quatre, les prisonniers ont été exécutés à leur descente de la camionnette. Un quart d’heure plus tard, la camionnette était vide, immensément vide. Deux survivants échapperont à leurs blessures, laissés pour morts au milieu de cet amas de corps découvert le lendemain par l’instituteur de la commune. On trouvera, avec Marc Bloch, un détenu portant sur lui sa Légion d’honneur, un aveugle accroché à sa canne, un amputé avec sa prothèse.

Dans son testament rédigé le 18 mars 1941 alors qu’il vivait à Clermont-Ferrand, il avait précisé : « Je tiens la complaisance envers le mensonge, de quelques prétextes qu'elle puisse se parer, pour la pire lèpre de l'âme. Comme un beaucoup plus grand que moi, je souhaiterais volontiers que, pour toute devise, on gravât sur ma pierre tombale, ces simples mots "Dilexit veritatem". C’est sans doute dans ces mots que réside aujourd’hui encore l’héritage de Marc Bloch, enfoui dans les cadavres de Saint-Didier-de-Formans : à tout prix, chérir la vérité.