Dans le salon Crinoline de l’Hôtel Terminus de Lyon, on fait bombance en ce 9 novembre 1943. L’alcool réquisitionné coule à flots, on s’installe au piano. Sous les bas-reliefs à l’antique et à l’ombre des paons qui ornent les verrières monumentales, on tripote des gisquettes peu tourmentées par la France. On chante et on commémore sur des fonts baptismaux débordant de Champagne le putsch avorté de la Brasserie Bürgerbrau commis vingt ans plus tôt par Hitler à Munich, événement érigé, en dépit de son échec retentissant et grotesque, comme l’acte fondateur du régime. Les SS qui occupent la capitale des Gaules depuis une année ont même commis pour la circonstance un poème musical, une sorte d’ode aux cadres de la Gestapo, œuvre éphémère à laquelle il manquait à la fois d’être poétique et d’être mélodieuse. Klaus Barbie figure en bonne place parmi les cadors portraiturés, décrit comme « aimant trop les femmes et le vin ».
Dans la Résistance, on semble avoir eu vent de cette réputation de coureur buveur et l’idée a fait son chemin d’essayer de pister la bête, de l’atteindre par l’une de ses faiblesses afin de l’abattre « par tous les moyens ». Depuis plusieurs mois, Barbie semblait avoir perdu le monopole de la traque et il avait des tueurs à ses trousses. Ses allers et venues sont guettés. Des agents tentent de relever ses horaires, les plaques d’immatriculation des voitures qu’il utilise, le nombre de gardes du corps qui, parfois, l’accompagnent ainsi que le modèle de leur armement, ses habitudes, ses lieux favoris, ses lieux de débauche aussi et ses maîtresses. Mario Blardone, un jeune résistant de 19 ans, avait entrepris de surveiller l’une d’elles, rue Laborde à Bron, commune limitrophe de Lyon. En mars 1944, alors qu’il planquait devant cette adresse, il vit arriver une Opel Noire de laquelle Barbie, dont il avait la photo sans sa poche, descendit gaillardement, habillé en civil. Sa cible était là, à huit mètres de lui. Mais ce jour-là, Mario n’avait pas pris son arme. Barbie est reparti en vie. Dénoncé quelques semaines après la planque de Bron, Mario s’est retrouvé dans les caves de l’École de Santé, à Berthelot, dix-huit jours durant à subir des tortures et des humiliations que seuls les bombardements du 26 mai 1944 viendront interrompre.
D’autres ont pris la suite de Mario, des Résistants venus des maquis du Jura. Le 26 juillet 1944, ils sont prêts à passer à l’acte. Ils savent que le soir même, une flopée de dignitaires allemands doit faire la nouba au Café du Moulin-à-Vent, 10 place Bellecour. Le lieu, bordé par l’ombre de marronniers et de tilleuls centenaires, est agréable et ardemment fréquenté par les nazis qui alternent avec le comptoir de Chez Morateur, rue Grôlée, où la famine et les privations ne règnent pas. Après cela, les hommes de la Gestapo terminent souvent dans le rhum d’un bar antillais du passage de l’Argue ou dans les claques qui cernent alors le quartier des Célestins : le Grillon, l’Artésia, Le Perroquet, Les Ambassadeurs, La Scala, Chez Lucienne, la brasserie Nègre… Alors que le Débarquement a eu lieu, que le Reich prend l’eau de toutes parts, ces Messieurs festoient et se pavanent dans les débits de boisson, comme indifférents à la défaite qui vient, remplissant leurs nuits d’alcool occupé et leurs journées de crimes qui maculent de cadavres toute la région lyonnaise, dans une frénésie criminelle qui tend à l’irrationnel.
En ce 26 juillet 1944, au Café de la Marine, à l’abri des regards indiscrets,, les Résistants ont terminé en début d’après-midi la confection d’une bombe artisanale : 660 grammes d’explosifs prêts à réduire en cendres, façon puzzle, le Moulin à Vent et ses pensionnaires. Vers 18 heures, nos hommes décident de s’attabler dans l’établissement, avec vue imprenable sur les lieux et sur la clientèle vert-de-gris qui arrive par petits groupes. Profitant d’un besoin naturel, l’un des comparses planque chemin faisant le petit colis sous les annuaires, le tout devant exploser au beau milieu des libations nazies. Mais décidément, il est des jours où la providence s’en fout. Moins nombreux que prévus, les nazis ne veillent pas aussi tard qu’espéré. Quand l’engin explose à 23h45, la soirée est déjà terminée et la salle est bien vide. Les seules victimes de l’opération sont les cloisons, le mobilier, la vitrine de l’établissement et l’auvent de la terrasse. L’explosion n’est même pas parvenue à faire vaciller les lettres au néon de l’enseigne et les publicités pour les bières Weinhell et Winckler. Furieux, Knab, le chef de la SIPO-SD et Barbie, son adjoint, décident alors de montrer aux lyonnais qu’ils sont encore les maîtres des lieux, que leur guerre n’est pas encore terminée, qu’ils ont encore les moyens terroriser. Le 27 juillet, à 11h30, on pioche dans les fiches jaunes de la prison Montluc, notamment parmi les détenus condamnés à mort ou parmi les « terroristes ». Cinq malheureux sont extraits de leurs cellules : Albert Chambonnet, 41 ans, Léon Pfeffer, 21 ans, Pierre-Francis Chirat, 27 ans, René Bernard, 29 ans, et Gilbert Dru, 24 ans. Enfoncés dans une traction grise, on les amène sur le lieu de l’attentat de la veille, en direction du « spectacle » orchestré par Barbie. A midi, une première équipe est arrivée sur place dans une traction noire, stationnant devant le café de la Régence, face au Moulin-à-Vent, pour bloquer la circulation et susciter la curiosité des passants. Le gardien de la paix Lucien Laurent, qui venait de prendre son service, est alors sommé par les Allemands de faire évacuer le trottoir. La foule ne résiste pas au piège de l’ostentation nazie et s’assemble devant le tumulte provoqué par l’incident. Certains passants passent cependant leur chemin et s’éloignent rapidement de peur d’une rafle. Arrivant de puis la Saône, un énorme camion de marchandises, bâché en vert fut stoppé net et son chauffeur se retrouve impuissant et témoin, depuis sa cabine surélevé, au premier rang de la scène qui va se jouer. De l’autre côté, quelques lyonnais qui se rendent au restaurant de la Croix-Rouge situé rue Émile Zola marquent le pas, étonnés par le désordre. Une silhouette se distingue du reste de la troupe. Grand, blond et frisé, visage ramé, athlétique, de forte corpulence, les oreilles décollées, en bras de chemises, l’Oberscharführer Barthelmus, de la sous-section IV C de la Gestapo, surnommé ironiquement « l’ami des Juifs » par ses collègues et, se tient là, adossé à un platane, attendant la suite, un pistolet à la main. A 12h10, la traction grise dans laquelle se trouvent Dru et ses camarades traverse le Rhône sur le Pont de la Guillotière et arrive comme une bombe depuis la rue de la Barre avant de s’arrêter le long du trottoir devant le Café du Moulin-à-Vent. Le chauffeur, un allemand d’une trentaine d’année, vêtu d’un complet civil croisé bleu-marine, arrête brusquement son bolide. A l’intérieur du véhicule, un type vêtu d’un imperméable mastic en dépit de la chaleur estivale, coiffé d’un chapeau mou de couleur marron, retient les prisonniers. Le chauffeur en civil saisit alors la première victime, la faisant sortir de la traction en la tirant par les cheveux. Un coup de feu claque immédiatement. Et ainsi de suite pour les quatre autres prisonniers, Barthelmus s’approche pour délivrer le coup de grâce. Puis les cinq jeunes hommes sont laissés là, « pour l’exemple », à la vue des lyonnais, jusqu’à 15h30. Suzanne, une infirmière d’une vingtaine d’années et qui venait descendre du tramway numéro 1 s’attarde vers 12h30 devant la scène. Son instinct professionnel la pousse à remarquer que l’un des détenus, dont le pantalon était légèrement relevé sur les mollets, a les jambes recouvertes de pansements et de mercure au chrome. Voyant l’un des corps bouger encore, elle tente de s’approcher pour lui porter assistance mais essuie un refus armé des soldats qui gardaient les corps. Il fallut que le Cardinal Gerlier menaçât dans le bureau de Knab d’aller chercher lui-même les cadavres pour que les corps fussent envoyés à la morgue et autopsiés.
Sans le savoir, les nazis venaient de cimenter dans le sang, une fois de plus, l’unité de la Résistance, de mouvements qui trop longtemps se sont ignorés mutuellement. Chambonnet était socialiste et franc-maçon, Gilbert et Chirat étaient de fervents catholiques, Léon Pfeffer était juif et communiste, Bernard était communiste. Une vraie synthèse qui rappelait la chanson de Maurice Chevalier, « ça fait d’excellents français », écrite par Jean Boyer, qui connut un grand succès durant la Drôle de guerre et qu’on entend à la fin dans le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls, film dans lequel on le voit notamment chercher après-guerre et en vain Barthelmus dans les allées de son jardin : « Le colonel était de l'Action Française. Le commandant était un modéré. Le capitaine était pour le diocèse. Et le lieutenant boulottait du curé. Le juteux était un fervent extrémiste. Le sergent un socialiste convaincu. Le caporal inscrit sur toutes les listes. Et le deuxième classe au PMU !Et tout ça, ça fait. D'excellents Français. D'excellents soldats. Qui marchent au pas. En pensant que la République. C'est encore le meilleur régime ici-bas ». D’aucuns lui préféreront Aragon qui dédia notamment à Gilbert Dru et à Guy Môquet son poème La Rose et de Réséda : « Quand les blés sont sous la grêle / Fou qui fait le délicat/ Fou qui songe à ses querelles/ Au coeur du commun combat/ Celui qui croyait au ciel/ Celui qui n'y croyait pas. »
Stéphane NIVET
Historien de formation, engagé contre le négationnisme, Stephane Nivet a été Délégué général de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme. En 2022, il a co-écrit avec Me Alain Jakubowicz « Vous étiez belles pour l’éternité - Elles ont témoigné au procès Barbie », préface de Béate Klarsfeld et en 2023, "Jean Moulin, l'inconnu de Lyon" (Le Progrès). En 2024, il participe à la rédaction de l'ouvrage "Histoire politique de l'antisémitisme" (Robert Laffont), dirigé par Rudy Reichstadt, Alexandre Bande et Pierre-Jérôme Biscarat.