Deux ans après l’entrée de Joséphine Baker au Panthéon retour sur ses engagements républicains. Un texte né lors de l’exposition « Joséphine Baker, une vie d’engagements » réalisée par Antoine Grande au Musée de la Résistance et de la Déportation de Toulouse en 2022
Lorsqu’elle descend du transatlantique Berengaria et pose les pieds pour la première fois sur le sol de France, le 16 septembre 1925, hébétée par le voyage en mer et la pluie qui a noyé le port du Havre, Joséphine Baker a le cœur lourd. On lui glisse un dictionnaire en guise de viatique vers cette nouvelle vie. Joséphine dira plus tard que ce jour-là, elle avait atteint le Nouveau Monde, évoquant ainsi l’effet produit sur son esprit par cette inversion symbolique d’une vieille Europe coloniale devenue pour elle un eldorado de liberté et d’une Amérique honnie, défigurée par le racisme systémique. La vie de Joséphine Baker sera désormais un écho lancinant et persistant de la devise de la République : Liberté, Égalité, Fraternité. À sa manière, comparable à aucune autre, elle est devenue une nouvelle Marianne, en résonnance forte, étroite et éclatante avec les idéaux des Lumières.
Liberté
Joséphine Baker est une icône de la liberté. Ce lien viscéral entre cette femme et cet idéal est sans doute né du fait que dès l’enfance, elle en fut privée, descendante d’esclaves écrasée par la ségrégation et les vexations quotidiennes, sous la menace des poussées racistes du KKK enflammantrégulièrement l’East Saint Louis. Privée du droit de vivre librement, mariée à un âge effroyable, toute sa vie sera une échappée, envoyant promener les carcans, libérant son corps des corsets physiques et symboliques auxquels les femmes, et singulièrement noires, étaient encore soumises. Dans cette France du Cartel des gauches qui vient de faire entrer Jaurès au Panthéon et qui goûte à l’ivresse des années folles, Joséphine est bien décidée à ne pas décevoir son époque. Elle éprouve, au sens expérimental du terme, cette « sortie de l’état de tutelle » dans lequel elle est née et devient cette « lumière noire » qui va rendre visible ce qui ne l’était pas. Nue, cheveux coupés à la garçonne, les ongles dorés, son guépard Chiquita en escorte, au bras d’un homme ou d’une femme, elle s’émancipe par la contorsion de son corps et, dans tous les sens du terme, elle s’affranchit symboliquement sur scène, brisant les dernières chaînes auxquelles la haine raciste avait voulu l’enchaîner enfant. Elle donne à voir, sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées ou des Folies Bergère, la libertéen dansant, faisant trembler les certitudes d’une République bourgeoise et coloniale. Les artistes de l’époque ne s’y trompent pas. Elle virevolte entre les cubistes qui s’en inspirent et les romanciers réalistes, comme Simenon, qui l’aiment. Sa liberté vertige les critiques qui, de L’Humanité à L’Action Française, applaudissent du même élan sa revue Paris qui remue au Casino de Paris en 1930, comme si, quelques heures durant, elle avait su faire taire les passions tristes d’une époque en train de basculer. Chaque retour « au pays natal » est une blessure non cicatrisée, celle des servitudes puritaines et racistes d’une société américaine quilui rappelle, lorsqu’elle revient à New-York en 1935, qu’elle ne peut pas dormir, en l’absence de mariage, dans la même chambre que Pépito, son compagnon. Qui lui rappelle qu’elle est toujours une American Negress dont la critique persiffle, en des termes blessants, la nudité et « le bruit ». Cette plaie sans cesse ravivée par les voyages aux États-Unis ne sera sans doute pas pour rien dans le choix de Joséphine au moment où la guerre éclate, celui de rester en France et en Europe et de ne pas partir, comme beaucoup d’artistes, outre-Atlantique, faisant le choix du combat et de la Résistance, celui de la France Libre.
Égalité
Si la liberté a guidé Joséphine Baker, l’égalité fut son obsession et le combat contre les injustices le moteur de sa conscience politique. En 1950, de retour dans le Sud, à Miami, après vingt-six ans absence dans cette région des États-Unis, elle porte l’égalité en sautoir et veut prendre sa revanche sur ses précédents échecs, artistiques et politiques. Elle a exigé, par contrat, de ne jouer que dans des lieux admettant Blancs et Noirs à égalité. Au Copa City Club, habillée par Balmain, elle arrive dans une voiture conduite par un chauffeur blanc et s’évertue, avec son mari Jo Bouillon, à arracher les plaques « White Men » collées sur les loges et les toilettes de la salle. Elle se heurte pourtant rapidement à l’intériorisation des inégalités parmi une population noire qui n’ose pas franchir le pont pour venir la voir. Elle décide d’aller les chercher, deux jours durant, chez eux, pour les convaincre de venir. Elle y parvient et les aide à franchir non seulement un pont mais cette color line tant redoutée par l’Amérique suprémaciste. Cet épisode témoigne chez elle d’une obstination égalitaire par les petites victoires, à faire évoluer le réel vers l’idéal, en prélude à l’égalité réelle, à faire rayonner hors les murs les valeurs républicaines, au sens le plus universel du terme. Ambassadrice de la LICA, elle parcourt la planète pour dénoncer, les discours de « supériorité des races ». Elle sillonne en véritable pasteur le monde et la France, dans ses coins les plus reculés, pour dire son fait au racisme indépendamment ce ceux à qui elle s’adresse, qu’il s’agisse de réclamer justice pour le petit Emmett Till, victime d’un crime raciste dans le Mississippi, ou de combattre l’antisémitisme.
Fraternité
Joséphine Baker a fait de la fraternité la dernière œuvre de sa vie. Avec une sincérité que d’aucuns ont pu trouver naïve, elle a voulu faire la preuve de concept que le racisme était une aberration et que la fraternité n’est pas une utopie mais une réalité opérative, sensible et possible. Cette ambition coïncide avec sa démarche maçonnique et initiatique, elle qui fut initiéele 6 mars 1960, au sein de la loge « La Nouvelle Jérusalem » de la Grande Loge féminine de France. Quelques semaines après sa dernière à l’Olympia de Paris, mes amours, une loge a chassé l’autre dans la vie de Joséphine. En adoptant douze enfants venus de toutes « les races » du monde pour former sa « tribu arc-en-ciel », elle veut « que les gens voient que c’est faisable, que des enfants de races différentes, élevés ensemble, comme des frères, n’ont pas d’animosité, que la haine raciale n’est pas naturelle. C’est une invention des hommes ». Dans le même temps qu’elle veut faire construire aux Milandes un « Collège de la Fraternité universelle » destiné à accueillir « des élèves du monde entier et où l'enseignement serait assuré par des professeurs venus eux aussi de toutes les parties de la planète. ». Comme si l’ultime leçon de cette vie d’épreuves et de tumultes se résorbait dans cette idée très républicaine que c’est par l’école et par l’éducation que jaillit l’émancipation et le progrès.
Stéphane NIVET
Historien de formation, engagé contre le négationnisme, Stephane Nivet a été Délégué général de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme. En 2022, il a co-écrit avec Me Alain Jakubowicz « Vous étiez belles pour l’éternité - Elles ont témoigné au procès Barbie », préface de Béate Klarsfeld et en 2023, "Jean Moulin, l'inconnu de Lyon" (Le Progrès). En 2024, il participe à la rédaction de l'ouvrage "Histoire politique de l'antisémitisme" (Robert Laffont), dirigé par Rudy Reichstadt, Alexandre Bande et Pierre-Jérôme Biscarat.