Un été avec Marcel Ophuls. #3 Plein cadre

Attention ! Un Ophuls peut en cacher un autre. Cadrer la vie de Marcel, c’est avoir toujours dans le champ un peu de celle de Max.

Histoire(s)
5 min ⋅ 09/08/2025

Quand G.I. Marcel arrive au Japon, son patronyme fait glousser les Japonais. Il faut dire que le film de son père, Yoshiwara, avait été diffusé dès 1937 dans l’Empire du Soleil Levant. C’était, pour reprendre les termes de Marcel Ophuls confiés à l’historien Vincent Lowy, « une japonaiserie, une Madame Butterfly du pauvre », un mélodrame grandiloquent où un soldat russe, s’amourache d’une geisha par ailleurs convoitée par un coolie, le tout se passant dans le quartier chaud de Yoshiwara où l’institution multiséculaire de ces dames de compagnie s’était parfois naufragée dans la prostitution. Ce film, tourné en studio et, pour les scènes extérieures, en plans serrés au village japonais d’Albert Kahn à Boulogne-Billancourt ainsi que sur les quais de la Seine, transformée en mer du Japon déchaînée, à Puteaux. On ne sait si les ricanements adressés à Marcel renvoyaient à la reconstitution peu convaincante du Japon, à un scénario poussif ou à sa thématique émoustillante. Comme le héros de son père, Marcel va découvrir, en soldat de garnison, les bordels non pas du quartier de Yoshiwara mais ceux des montagnes japonaises où ces messieurs venaient artiller. Lors des permissions à Tokyo, il s’adonne au théâtre et au chant, ce jeune Allemand naturalisé français portant uniforme américain chantant sans désemparer les rengaines des répertoires de Charles Trenet et de Maurice Chevalier dont les airs habilleront plus tard Munich ou la paix pour cent ans, Le Chagrin et la Pitié ou Yorktown, le sens d’une victoire.

Affiche de Yoshiwara, Marcel Ophuls, 1937

A Hollywood, Max Ophuls a terminé de manger son « pain noir » et les studios, enfin, lui permettent d’exercer son art. Il tourne de nouveau. Un film sur l’exil, L’Exilé, comme un clin d’œil à sa propre situation. Film de cape et d’épée, l’histoire est portée par un Douglas Fairbanks Jr. costumé campant un Charles II souple et acrobate, toujours à déjouer les tentatives d'assassinat des Roundheads, les partisans de Cromwell, en même temps qu’il se laisse charmer par les vamps encorsetées en diable dont l’insubmersible Maria Montez, déjà surnommée The Caribbean Cyclone. Au générique, Max Ophuls a disparu et est devenu Max Opuls. Les trois autres films de sa période hollywoodienne - Letter from an Unknown Woman, Caught et The Reckless Moment – figureront ce nouveau pseudonyme au générique avant que Max ne redevienne Ophuls lors de son retour en France pour La Ronde en 1950. Il y a presque une habitude prise dans cette famille à donner au sens du mot « patronyme » celui d’un nom par patrie : Ophüls en Allemagne, Ophuls en France, Opuls aux Etats-Unis.

Extrait du générique de L’Exilé, sous le pseudonyme de “Max Opuls”

Grâce au GI Bill, loi américaine dite de « réadaptation des militaires », Marcel, tout juste rentré du Japon et de ses nuits nipponnes, bénéficie d’un accès gratuit aux études supérieures de philosophie et d’arts libéraux qu’il effectue, avec une assiduité éclipsée par le goût du théâtre, à l’Occidental College, la good old oxy où tous les étudiants étaient blancs, sauf un. Les temps nouveaux autorisent, par petites touches, des retours en Europe, en France essentiellement, et puis, aussi en Allemagne en 1952. Mais l’attraction quasi gravitationnelle qui ramène Max et Marcel en Europe les pousse aussi vers une passion commune, achevée pour l’un, nouvelle pour l’autre : le cinéma. Pour le premier, c’est une attraction d’évidence. Pour le second, c’est une attraction impensée.

Grâce au producteur Sacha Gordine, Russe émigré haut en couleurs, Max retrouve début 1950 bien plus que le cinéma en France. Il retrouve ses repères, reprend ses marques. Pour La Ronde, il adapte de nouveau un texte d’Arthur Schnitzler, comme pour Liebelei, son dernier film allemand avant l’exil. Il retrouve l’Autriche et Vienne de la Belle époque, écrin de cette plaisante farandole en robe de valse. Il s’offre tout ce que le cinéma français compte de vedettes et de jeunes premiers : Danielle Darrieux, qui avait arrêté de tourner pour la Continental durant l’Occupation une fois son mari diplomate libéré ; Jean-Louis Barrault, auréolé du succès des Enfants du paradis ; Odette Joyeux, qui a déjà peuplé les films de Claude Autant-Lara ; Isa Miranda, qui retrouve Ophuls après La Signora di tutti tourné en 1934 ; Gérard Philippe, qui au soir du dernier jour de tournage de La Ronde, éclate de talent lors de l’avant-première mondiale de la Beauté du diable à l’Opéra de Paris ; Simone Signoret, en pleine ascension, qui tourne trois à quatre films par an depuis la Libération ; Serge Reggiani, toujours entre cinéma et théâtre. Film à sketch à la forme originale, il déstabilise la critique mais ravit le public.

Marcel, quant à lui, délaisse des études de philosophie dont il se détourne progressivement. Sans l’avoir anticipé, sans doute poussé dans la coulisse par un père qui le pistonne sans lui dire, il commence dans des séries américaines tournées en France tandis qu’il écume les nuits de Saint-Germain-des-Prés. Il entre sur les plateaux comme assistant, dans un univers où la guerre semble être passée comme la marée sur une plage, effaçant bien des traces. Ainsi, en 1951, il travaille auprès d’Henri Diamant-Berger, ancien attaché au Commissariat de l'information de la France combattante, lors du tournage à Orange de Monsieur Fabre, portrait d’un entomologiste du Second Empire où Pierre Fresnay tient le rôle principal. Il y a quelque ironie à savoir Marcel Ophuls être quasiment l’assistant personnel de cet acteur, aux petits soins pour celui qui a tourné sans relâche entre 1940 et 1944, frayant avec le nazi Alfred Greven à la Continental comme dans les allées de Vichy où il décrocha la Francisque. Cet épisode montre que Marcel, qui aurait eu bien des raisons de refuser de travailler avec Fresnay, n’avait pas, comme on a voulu le faire accroire par la suite, la manie du jugement. La relation humaine, toujours chez Ophuls, prime. Le blanc et le noir n’appartiennent pas à son registre. Il affectionne les zones grises, il chérit la complexité des êtres et ne flétrit pas leurs erreurs. Les connaître et les montrer lui suffit bien plus que de les condamner.

Marcel, lui aussi, change de nom. Pour éviter que deux Ophuls existassent en même temps au générique du cinéma français, et vraisemblablement à la demande de Max, Marcel prend le nom de sa mère dans les films sur lesquels il est assistant. Ainsi, pour Monsieur Fabre, La Fille au fouet de Jean Dréville, Moulin Rouge de John Huston, Marianne de ma jeunesse de Julien Duvivier, Marcel travaille sous le nom de Marcel Wall. Et puis, à l’issue de tout cela, les deux Ophuls ont fini par être réunis, pour une seule et ultime fois, dans un film. Ce sera Lola Montès, un ouvrage gigantesque en Eastmancolor et CinémaScope où Martine Carol, en beauté sulfureuse en fin de carrière, exhibe sa déchéance de courtisane congédiée et réduite au désespoir. La présence de Marcel sur ce tournage ressemble davantage à un passage de témoin entre le père et le fils, à un pied qu’on veut mettre, enfin, à l’étrier. Marcel n’est qu’un assistant parmi tant et tant. Son père ne lui donne que des missions secondaires mais c’est sa présence qu’il recherche, comme pour susciter chez son fils l’envie de pénétrer dans ce monde. Le film est un échec retentissant où critique et public sont, pour une fois, réunis dans le même abandon.

Affiche du dernier film de Max Ophuls, Lola Montès, 1955

La santé de Max Ophuls n’est pas indifférente à cette situation. Son cœur est fatigué. Début 1957, bien que fâché avec son fils, Max requiert sa présence lors d’un entretien qu’il doit donner pour Les Cahiers du cinéma à François Truffaut et Jacques Rivette. A Neuilly, dans l’appartement Ophuls, Max est fébrile mais l’interview est lumineuse, éclairant l’œuvre et l’esthétique de son travail, en expliquant les sources et les inspirations. De cette rencontre naît subito une amitié qui ne sera arrêtée que par la mort : celle entre Marcel et Truffaut. L’entretien sera publié en juin 1957, dans le numéro 72 des Cahiers du cinéma. Le cœur de Max a cessé de battre le 25 mars 1957 à Hambourg. Truffaut écrit alors : « Il était pour quelques-uns d’entre nous le meilleur cinéaste français avec Jean Renoir, la perte est immense d’un artiste balzacien qui s’était fait l’avocat de ses héroïnes, le complice des femmes, notre cinéaste de chevet ». 

Marcel, désormais, est le seul Ophuls que les caméras attendent.

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Par Stéphane NIVET

Historien de formation, j’ai été président d’Hippocampe, association des étudiants de l’Université Jean Moulin Lyon 3 contre le négationnisme. Conseiller au cabinet du président de la Région Rhône-Alpes de 2011 à 2015, j’ai ensuite été été Délégué général de la LICRA jusqu'en janvier 2022. Auteur de plusieurs chroniques ou tribunes dans le Nouvel Obs, Le Point, le « Figaro Vox » ainsi qu’au « Droit de Vivre », à Kessel ou à Ernest Mag où j’ai notamment publié "24 colonnes à la Une : le procès Barbie, Lyon, 1987". J’ai par ailleurs écrit avec Maître Alain Jakubowicz « Vous étiez belles pour l’éternité. Elles ont témoigné au procès Barbie » (Le Progres, 2022. Préface de Béate Klarsfeld). J'ai également publié en juin 2023 "Jean Moulin, l'inconnu de Lyon" (Le Progrès) et, chez le même éditeur, avec Sylvie Altar, “Justes parmi les Nations” en 2025. Titre à paraître en 2025 aux Editions MP “Le procès Barbie, juger le crime contre l’Humanité”.

Depuis 2021, je suis administrateur de la Maison d’Izieu, Memorial des enfants juifs exterminés.

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