Lyon, c’est la place Bellecour et la place Bellecour, c’est Lyon.
La place Bellecour n’est la propriété de personne, mais celle de tous. Elle même bien davantage : elle est notre “bien commun”. Aujourd’hui, au moment où se dessinent les projets municipaux de réaménagements de l’une des plus grandes places d’Europe, il est impératif que le futur visage de ce lieu emblématique et patrimonial de notre ville soit décidé avec la pleine conscience de ce que ce lieu représente.
La Place Bellecour incarne la sédimentation de notre cité. Elle est, pour reprendre les mots de Benjamin Biolay, cette “grand place éternelle” foulée par l’Histoire tant et tant de fois. Elle a vu naître Saint-Exupéry, a fêté les noces d’Henri IV et de Marie de Médicis comme plus tard, le 3 septembre 1944, la Libération de Lyon. Elle a été terre de vignoble du temps de Canabae sous l’Antiquité romaine, terre de promenade, place d’armes. Elle a vu Madame Récamier y tenir salon, Chateaubriand y séjourner, Louis XIII y guérir, Bonaparte y fêter Marengo. Elle a vu Jean-Jacques Rousseau s’y faire draguer par un abbé. Elle a vu déferler en 1562 le baron des Adrets et son artillerie protestante puis Fouché, en 1793, et ses cannonades révolutionnaires contre Lyon insurgé. Elle a été le théâtre des plus grands drames, comme en ce 27 juillet 1944 où la Gestapo assassina devant le café “Le Moulin à Vent” Gilbert Dru et ses compagnons d’infortune. Au numéro 33 de la place, où sévissaient les hommes de Klaus Barbie, elle a entendu les cris de la résistante Alice Vansteenberghe refusant de parler sous la bastonnade; elle a ressenti l’effroi inaccessible du jeune Claude Bloch apprenant l’exécution de son grand-père. Elle a aperçu le dernier regard lyonnais de Marc Bloch, faisant le tour de la place dans le camion bâché l’emmenant vers la mort.
Elle a aussi été l’écrin des plus immenses rassemblements de notre cité. Encadrée par les Portes du Temps, Elle a vu l’an 2000 tomber du ciel sur le concert inoubliable de Jacques Higelin. Elle a vu les Lyonnais admirer, réunis, l'éclipse solaire de 1999. Elle a vu les Lyonnaises et les Lyonnais s’aimer comme jamais lors de la victoire de l’équipe de France de football le 12 juillet 1998. Elle a vu aussi battre le cœur des valeurs de la République le 1er mai 2002 contre Jean-Marie Le Pen. Elle a vu aboutir dans ses bras une foule innombrable, tétanisée et en sanglots, le 11 janvier 2015 après les attentats commis à Charlie Hebdo et à l’Hypercasher.
C’est tout cela en même temps, la Place Bellecour. C’est un point de ralliement de notre histoire commune dont l’épicentre se trouve, pour des générations entières, sous la queue du Cheval, aux pieds de la statue équestre de Louis XIV, là même où Daniel Cordier attendait Jean Moulin.
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La Place Bellecour, c’est aussi un patrimoine urbain. La place, conçue dans la pierre élégante des façades “Premier Empire” symboles du relèvement de la ville après la destruction révolutionnaire, au sol mi-bitume mi-gorrhe beaujolais rougeoyant, offre un dégagement de vide salavateur dont on se persuade assez vite de la vanité à vouloir le remplir à tout prix. Elle nous offre le luxe de l’espace et d’un possible immense offert sur ce qui est sans doute la plus grande place piétonne du continent. Ce bijou est serti, au Sud surtout, de frondaisons en dessous desquelles ont longtemps trôné les “pieds humides” propices au repos et à la douceur de vivre en ce lieu dans les moments où elle est inondée de soleil. Sous tous les temps, elle est toujours la belle inaccessible d’un seul coup d’oeil.
Ce qui donne du charme au lieu, c'est son irrévocable et élégante minéralité, balayée par des souffles ocre dès que le vent se lève. Elle a été par le passé jardin, fontaine, vigne, pelouse cernée par les tilleuls et les marronniers. Sa vocation certaine, au-delà des modes et des époques, c'est de faire respirer la presqu’île, d'offrir ce cloître immense à ciel ouvert au milieu du lacis des rues, des vivants et des murs.
C'est sans doute d'une main tremblante, avec humilité, nourri de l'épaisseur de l'histoire du lieu qu'on peut prétendre la modifier. Lyon porte si lourdement les traces hasardeuses et cicatricielles d'un urbanisme idéologique, trop sûr de lui-même et peu tourmenté par le souci de l'opinion, qu'il ne faudrait pas retomber dans les ornières d'un passé qui a, de l'avis général, défiguré à jamais une partie de la capitale des Gaules.
Lyon, c’est la place Bellecour et la place Bellecour, c’est Lyon. Aussi, les velléités d’aménagements doivent-elles considérer ce lieu avec l'intelligence, l’imagination et le génie qui, jusque-là, ont présidé à la continuité et à la magie du lieu. Chaque génération invente sa tradition, c’est un invariable historique. C’est à la nôtre, réunie par la force de cette histoire et de ce patrimoine, qu’il incombe de le faire en responsabilité et dans l’écoute des lyonnaises et des lyonnais, tous copropriétaires de ce bien commun. Il serait sans doute vain de croire que c’est en plaquant sur cet espace si particulier nos préoccupations et nos inquiétudes du moment, notamment en matière de changement climatique, que nous réussirons l’avenir de cette place. Il serait vain de céder, en ce lieu, aux envies bien légitimes de végétalisation par ailleurs impératives, sauf à considérer que par temps de canicule les habitants de notre ville se précipitent au cœur de la Presqu’île pour s’y rafraîchir. Il y a d’autres lieux à imaginer pour cela, d’autres fonctions à créer par ailleurs.
Pour l’avenir, il importe d’être à la hauteur du lieu.
La Place Bellecour ne peut pas être un brouillon expérimental. Il faut penser neuf, grand et nouveau, imaginer qu’en ce lieu bordé par la Saône et le Rhône, on puisse y faire ressurgir, qui sait, l’eau comme les Bordelais ont si bien su le faire avec leur Miroir d’eau. Il faut imaginer ce lieu à 50 ans, à 100 ans et se donner les moyens d’y laisser, comme nos prédécesseurs avant nous, les marques de notre amour pour Lyon, pour son patrimoine et pour faire battre le pouls de la vie, de la flânerie, de l’histoire et de la beauté au coeur de Lyon.