Les nuages du nazisme semblent s’être éloignés du jeune Marcel Ophuls. Les yeux dans le ciel américain, assis sur le cuir rouge des fauteuils de la Chevrolet blanche décapotable achetée d’occasion à New York par Max, il chasse de sa mémoire les dernières palpitations de la guerre.
Marcel veut oublier les mauvais temps. Il tente d’effacer ce moment brutal où le type avec lequel son père avait sympathisé sur le pont du SS Excambion s’était retrouvé menotté lors de l’escale des Bermudes avant, selon la rumeur ayant rapidement envahi le navire de la poupe à la proue, d’être fusillé comme espion nazi par les Britanniques. On imagine le malaise de Marcel, adolescent allemand, se trouvant par les circonstances au beau milieu de ce climat de suspicion antigermanique poussée parfois jusqu’à la paranoïa à l’égard de tout ce qui ressemble à un accent d’Europe centrale. Les nids d’espions pullulent dans l’esprit des pays en guerre et, bientôt, des Etats-Unis où la famille Ophuls se réfugie. Les journaux américains tiennent la chronique quotidienne de cette Cinquième colonne dont Hitchcock tourne déjà, pour son film éponyme, les premiers plans sur le barrage Hoover, le lac Owens, dans le Red Rock Canyon et dans les studios Universal d’Hollywood.
La route 66 en 1941
Sur la route 66, Marcel et sa famille se rapprochent justement de cet eldorado californien où Max compte bien reprendre sa carrière et tourner des films. En France, les talents ont largement déserté les plateaux : Renoir, Gabin, Duvivier ou Morgan ont, eux aussi, traversé l’Atlantique. Au 104 de l’avenue des Champs-Elysées, l’Allemand Alfred Greven, sur ordre de Goebbels, exploite la Continental Films, société française à capitaux allemands censée fournir au public hexagonal de la guimauve insouciante et du divertissement à peu de frais pour peuple occupé. La trajectoire suivie sera pourtant différente, Greven se laissant griser par l’idée de faire de Paris un « Hollywood nazi » en mobilisant les talents d’Henri-Georges Clouzot, Christian-Jaque, André Cayatte, Claude Autant-Lara, Raimu, Michel Simon, François Périer, Fernandel, Bernard Blier… Au moment même où les Ophuls posent le pied sur le sol américain en août 1941, 2000 personnes font la queue chaque soir devant le cinéma Normandie, bâtisse flambant neuve trônant sur la plus belle avenue du monde à Paris, pour aller entendre Danielle Darrieux swinguer sa romance pour le compte de la Continental dans Premier Rendez-vous d’Henri Decoin, à une époque où, les USA n’étant pas encore entrés en guerre, le jazz n’avait pas été prohibé par les Nazis. Comme dira plus tard avec une certaine forme de provocation Christian de la Mazière, ancien Waffen-SS français se confessant à André Harris dans les couloirs de Sigmaringen dans une scène célèbre du Chagrin et la Pitié, « il ne manquait que Régine … ».
Sunset Boulevard and Argyle Avenue, Hollywood (1942)
La route 66 est dans doute, désormais, pour Marcel Ophuls, sa plus belle avenue du monde. Entre les habituelles engueulades telluriques de ses parents, on chante en allemand les airs du Berlin d’avant le chaos. Les motels de la Mother Road ponctuent ce périple américain et, il faut l’admettre, n’ont pas le charme du Family Hotel d’Aix-en-Provence, de l’Hôtel des Bergues de Genève et de l’Hôtel Palácio d’Estoril. Cette ruée vers Hollywood n’est pas tout à fait l’exil qu’on imagine et chaque kilomètre englouti en direction de la Californie les rapproche de l’Europe, de celle des naufragés du nazisme ayant échoué, comme eux, sur la côte Ouest des Etats-Unis d’Amérique. Los Angeles est en effet devenue une véritable colonie du cinéma de la Mitteleuropa. La chose ne date d’ailleurs pas de l’arrivée au pouvoir des Nazis. Le Wurtembourgeois Carl Laemmle a fondé le 8 juin 1912 les studios Universal où il emploie rapidement son cousin d’Alsace, alors dans l’Empire allemand, William Wyler. Ernst Lubitsch a rejoint définitivement l’Amérique en 1923 tandis que Marlène Dietrich, après sa jeunesse berlinoise et le succès de L’Ange bleu, a signé avec la Paramount en 1930. Michael Curtiz a fui les pogroms de « la Terreur Blanche » hongroise pour s’installer en Californie en 1926. Mais les choses vont s’accélérer après l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933. Les refusés du national-socialisme sont venus subitement grossir la colonie californienne et constituer ce qui sera le Panthéon du cinéma de Marcel Ophuls. Peter Lorre, de son vrai nom László Löwenstein, né dans une famille juive de Slovaquie et incroyable assassin dans M le Maudit, a quitté l’Allemagne deux jours avant l’incendie du Reichstag pour rejoindre le foyer d’artistes allemands de la rue de Saïgon à Paris puis Londres où, après avoir achevé le tournage de L’Homme qui en savait trop (première version du chef d’œuvre d’Hitchcock), il a vogué vers l’Amérique à bord du Majestic parti de Southampton le 18 juillet 1934. Erich Pommer, le producteur de Metropolis, après lui aussi un passage en France, s’est installé outre-Atlantique en 1934, tout juste après avoir produit le second film français de Max Ophuls, On a volé un homme. Fritz Lang, emblème de l’expressionisme allemand, a quitté le Havre pour New York le 6 juin 1934 à bord de l’Ile-de-France, en compagnie de Bernard Natan, encore patron de Pathé et venu découvrir, à la faveur d’un voyage « d’études et d’esquisses » l’industrie américaine du cinéma. Billy Wilder, issu d’une famille juive austro-hongroise établie dans la partie polonaise de l’Empire, est arrivé aux Etats-Unis après avoir révélé Danielle Darrieux - future égérie de Max Ophuls - dans Mauvaise graine lors de son refuge français en 1934. Le réalisateur Otto Preminger, issu d’une famille juive de Galicie, a débarqué à New York en octobre 1935, à l’invitation du producteur d’origine russe, Joseph M. Schenck et patron de la 20th Century Fox. Anatole Litvak, juif ukrainien, après, lui aussi, une escale française lui ayant permis de nouer amitié avec Joseph Kessel, est devenu américain en 1936. En mai 1941, à contre-courant, comme toujours, c’est par la Suède, la Finlande et Vladivostok que Bertolt Brecht est enfin arrivé à Santa Monica, déchu de sa nationalité allemande par les Nazis. La situation sera résumée violemment par Billy Wilder après-guerre à la faveur d’un sarcasme tranchant : « Vous avez les optimistes et les pessimistes. Les premiers sont morts dans les chambres à gaz. Les autres ont des piscines à Beverly Hills. ». Le sort qui avait été réservé à sa famille, exterminée à Auschwitz, lui autorisait, sans doute, cette ironie noircie par les circonstances. Pour ceux du cinéma qui n’ont pas voulu ou pas pu faire ce long voyage, les Nazis ont été en effet impitoyables : Curt Alexander, le scénariste fidèle de Max Ophuls, s’est réfugié à Nice, un temps chez Signoret, avant d’être arrêté en cherchant un refuge en Savoie puis déporté à Görditz où il meurt en 1943. Le réalisateur Kurt Gerron, qui a refusé plusieurs propositions hollywoodiennes, est retrouvé par la Gestapo aux Pays-Bas. Déporté au camp de Theresienstadt, les nazis vont le forcer à réaliser Theresienstadt. Der Führer schenkt den Juden eine Stadt (Le Führer offre une ville aux Juifs), film cynique de propagande destiné à mettre en scène les conditions très favorables dans lesquelles se trouveraient les Juifs envoyés à l’Est. Bernard Natan, lui, n’aurait pas dû revenir des Etats-Unis, la camarilla antisémite ayant eu raison, en France, de son entreprise, puis de sa liberté et enfin de sa vie.
Ernst Lubitsch
L’adolescence hollywoodienne de Marcel Ophuls s’installe dans cette histoire-là, celle de survivants qui ignorent encore tout à fait pleinement la mesure du désastre qui a bien failli, à quelques navires près, les emporter dans l’abîme comme six millions d’autres. Si Marcel n’est pas spécialement cinéphile – en tout cas pas plus que les jeunes de son milieu – c’est à Hollywood qu’il plonge pleinement dans le bain du 7ème art, la liste de tous ces exilés du cinéma européen qu’il a côtoyés avec son père servant plus tard à faire respirer ses documentaires, tous trempés dans des extraits finement choisis de Lubitsch, de Curtiz ou de Wilder et dont l’effet a produit cette « ironie corrosive » applaudie par Bertrand Tavernier.
L’ironie. C’est sans doute pour l’avoir vécue et ressentie tant de fois que Marcel s’emploiera à la rendre au centuple. Alors que son père, arrivé sans doute trop tard dans la dernière vague des talents exilés d’Europe, peine à reprendre sa carrière, Marcel prend sa part à l’effort familial pour faire bouillir la marmite de « vaches maigres ». Outre des emplois de supermarché, il passe des essais pour de la figuration ou même des rôles « visibles ». Ironie du sort, donc, il décroche sa première apparition habillé en membre des Jeunesses hitlériennes, le bras levé au fond d’une salle de classe dans le premier épisode de la série Why we fight et intitulé Prelude to war réalisé par Frank Capra et Anatole Litvak. Le gouvernement américain a, en effet, commandé à Hollywood une série de sept films de propagande pour justifier la participation américaine à la guerre dans un pays où l’isolationnisme était résolument ancré. Ironie toujours, ce film obtient en 1943 l’Oscar du meilleur film documentaire, catégorie créée en 1942 et dans laquelle Marcel Ophuls sera nommé en 1972 pour Le Chagrin et la Pitié et obtiendra finalement la précieuse statuette, 46 ans plus tard, pour Hôtel Terminus. Klaus Barbie, sa vie et son temps. Ironie encore, le petit Allemand Marcel Ophuls rate les essais pour jouer le rôle d’un petit gamin français mourant sous la mitraille allemande en chantant la Marseillaise sur le navire de Passage to Marseille de Michael Curtiz, avec Michèle Morgan et Humphrey Bogart, tout juste auréolé du succès de Casablanca.
Scène de figuration où apparaît au fond Marcel Ophuls dans Prelude to War de Frank Capra
Hollywood ne s’offre pas facilement aux Ophuls. Cette « petite île », décrite par Max Ophuls dans les Cahiers du Cinéma en 1955, n’est pas la Cité des Anges attendue et les démons rôdent : les sourires y sont souvent des préludes à la trahison et les mains dans le dos des viatiques à l’humiliation. Marcel voit son père s’agenouiller pour travailler à tout prix au point de devenir, selon ses propres mots, « un valet de maître ».
Né allemand en 1927, naturalisé français en 1938, la fin de la guerre trouve Marcel Ophuls flanqué de la nationalité américaine. Un privilège qui lui donne le droit d’être enrôlé dans l’armée américaine et d’arriver, les cendres d’Hiroshima et de Nagasaki encore fumantes, pour occuper le Japon.