Le 5 janvier 1895, le capitaine Alfred Dreyfus était injustement dégradé dans la cour de l'Ecole Militaire.
Un froid aigu règne sur Paris en ce matin du samedi 5 janvier 1895. En dépit de la bise glaciale et d’un ciel blanc de neige, la foule afflue en direction de l’École Militaire pour assister à « l’événement » : la parade d’exécution de la sentence de dégradation militaire prononcée le 22 décembre 1894 par le Premier Conseil de guerre contre le capitaine Alfred Dreyfus, prétendument convaincu de trahison. C’est en effet un parfum « d’exécution » capitale, semblable celui observé à la Roquette aussitôt dressés les bois de justice, qui règne alors sur la place de Fontenoy et sur le terre-plein de l’avenue de Lowendal. On grimpe dans les arbres, on privatise les bancs, on loue les balcons alentours, on installe en hauteur des appareils de photographie, on se hisse sur la moindre espérance de promontoire afin d’entrevoir un morceau de la « cérémonie » d’humiliation publique annoncée partout dans la presse. La veille, les journaux ont relaté la dégradation d’un déserteur à Marseille, le « Juif Crémieux », en guise de hors d’œuvre antisémite à l’appétit de l’époque. On discute et on se perd en conjectures sur la question d’identifier les silhouettes qui s’affairent déjà avant la besogne. Un cordon de policiers, sous l’œil attentif du préfet Lépine, tient en respect la multitude amassée devant les grilles et le fossé de l’école. Seule une poignée de personnalités civiles a été autorisée dans le cénacle militaire.
Le sens de la « parade d’exécution » est réglé par l’article 190 du Code de Justice militaire de 1857. Il s’agit, avant de rendre le Capitaine Dreyfus aux autorités civiles tantôt chargées de sa déportation et de son emprisonnement à perpétuité, de le flétrir en le dépouillant de son grade et de son rang dans l’Armée française.
Dreyfus est arrivé peu avant huit heures, conduit par la Garde républicaine depuis la Prison militaire du Cherche-Midi où il est enfermé depuis le 15 octobre 1894, jour où la foudre s’est abattue sur sa vie. On l’a cantonné dans un réduit des dépendances de l’École, sous bonne garde. Dans la Cour, on a rassemblé des soldats par milliers. La moitié de l’effectif est composée de cadets, sans armes, et fraichement entrés dans la carrière, en sorte que l’autorité militaire espère faire redouter à ces jeunes le prix de la trahison et le châtiment qui s’y attache.
Peu avant 9 heures, en prologue à la tragédie qui va se jouer, un détachement de cavaliers pénètre sur « scène ». Le général Darras, commandant la 16ème brigade d’infanterie, désigné par le tour de service, et le colonel Fayet, major de la place de Paris, se dirigent au milieu de la cour Morland, suivis de près par deux officiers d’ordonnance et deux cuirassiers. Sur son cheval, le général s’avance seul, laissant son escorte quelques pas derrière lui. Il se saisit de son épée tandis que les tambours roulent et que les clairons obtiennent le silence d’une foule asservie par les jabotages, les sifflets, les humeurs et les « Mort aux Juifs ». La grande horloge du pavillon principal marque 8h55. La parade de dégradation doit commencer à 9 heures, pas avant. Durant ces cinq minutes d’une interminable d’attente, le temps est figé, suspendu au bord d’un précipice insondable.
A l’heure dite, Darras met ses hommes au garde à vous. A l’angle droit de la cour, quatre canonniers artilleurs, conduits par un brigadier, apparaissent, encadrant Dreyfus, en tenue de capitaine, sabre à la main et revolver en sautoir. Dreyfus a la marche ferme avant de s’arrêter, droit et immarcescible, face au général chargé de le dégrader, attendant dignement son excommunication militaire, au milieu des courants d’airs et des courants d’opinion qui balayent l’instant. En cet instant, il n’y a quasiment personne pour prétendre à l’innocence de ce jeune capitaine. Évidemment, la presse d’extrême-droite s’en donne à cœur joie. C’est elle qui, le 29 octobre 1894, a révélé « l’affaire » par le truchement du journal antisémite La Libre Parole et sous la plume d’Adrien Papillaud. Elle ne lâchera plus le capitaine Dreyfus. Mais les « républicains » ne sont pas en reste. Le 22 décembre 1895, dans les colonnes de La Justice, Clemenceau lui-même prend pour argent comptant l’unanimité du conseil de guerre et se met à trouver des charmes à la peine de mort en cas de trahison.
Le son des tambours et des clairons résonne pour ouvrir le ban. Un greffier militaire s’approche et procède à la lecture publique de l’arrêt du Conseil de guerre. Dreyfus reconstitue dans sa tête cet écheveau de mensonge assemblé dans le huis clos d’un procès inique de quatre jours. Il se tait et écoute, impassible. Une fois la sentence lue, le général Darras, d’une voix solennelle, proclame alors la missio ignominiosa qui frappe le condamné, selon les termes mêmes voulus par le Code de justice militaire : « Alfred Dreyfus, vous n’êtes plus digne de porter les armes. Au nom du peuple français, nous vous dégradons. ». Soudainement, Dreyfus rompt le protocole et, d’une voix cassée et d’un cœur ardent, parle, en dernier : « Soldats, on dégrade un innocent ! Soldats, on déshonore un innocent ! Vive la France ! Vive l'armée ! ». On mesure à cet instant la profondeur enracinée de la loyauté du capitaine qui, pourtant anéanti par son pays et par son armée, les acclame en forme d’ultime espoir.
Un garde républicain en grande tenue s’approche alors de Dreyfus pour matérialiser la dégradation et poursuivre le supplice. L’adjudant Bouxin n’a pas été choisi par hasard. Colosse gigantesque, son casque surmonté d’un cimier, d’un porte-plumet et prolongé dans le dos par une crinière noire lui donne au loin une allure féroce, presque animale. Toisant un condamné rapetissé par l’effet du contraste, il lui arrache de l’uniforme tout ce qui peut rappeler son appartenance à l’armée, à son rang et à son grade : galons, boutons du dolman, pattes d’épaules et bandes rouge de pantalon qui avaient été en partie décousus la veille pour rendre la besogne plus facile. À l’issue de ce cérémonial, le garde républicain saisit le sabre pré-scié de Dreyfus, le brise d’un coup violent sur son genou avant de le jeter au sol. Un bruit parcourt la foule qui pourtant, depuis quelques minutes, avait gardé le silence. Les reliques militaires de l’ancien capitaine gisent sur le sol boueux. On ne voit plus l’officier en uniforme mais le bagnard en lambeaux sur le chemin de sa cabane expiatoire. Pour aggraver l’effet de la perpétuité qui frappe Dreyfus, le général Mercier - Ministre des Armées et traitre à la vérité dans cette affaire – a déjà tout prévu. Un projet de loi est « dans les tuyaux », « en urgence » afin d’ajouter les îles du Salut - et notamment l’Ile du Diable, au large de la Guyane française – à la liste des lieux de déportation de la République. Tout semble désormais concourir à l’élimination du « traitre Dreyfus » par la mort lente sur ce caillou infernal où la saison tropicale humide dispute à la saison sèche les moyens d’assassiner les exilés sans qu’on retrouve l’arme du crime.
Alors que la clameur publique exhale des « Judas » et des « Sales juifs », Dreyfus est tenu de défiler devant la troupe en faisant un tour complet de l’immense cour Morland. Cette « parade » n’est en rien prévue par le code de Justice militaire. Elle est exigée par l’époque et le spectacle d’une mise en scène peu tourmentée par la retenue. L’Armée veut faire boire à son coupable le calice amer de la trahison, jusqu’à la lie. A peine a-t-on fait monter le condamné dans le fourgon cellulaire qui l’attend qu’on ferme le ban au son de Sambre et Meuse. Dreyfus est emmené à la prison de la Santé, établissement qui, avec le recul, fera figure de villégiature en comparaison de ce qui l’attend en Guyane. A l’issue de cette « parade d’exécution » et de la déportation du capitaine vers une mort certaine, chacun est convaincu alors que l’affaire est close, soldée entre les grilles de l’École Militaire, le peuple Français pour témoin. Elle ne faisait pourtant que commencer, comme une mèche allumée sur un cheminement accidenté qui fera, pour reprendre Zola, exploser la vérité et la justice.
L’Affaire Dreyfus est bien l’histoire d’un crime, le crime antisémite. Elle est bien un complot, un complot d’une partie de l’Armée décidée à ce qu’un juif soit considéré, de toute éternité, coupable, forcément coupable. « L’Affaire » est aussi l’histoire d’une haine ayant trouvé en France une expression singulière et toujours vivace. Quarante ans après la “dégradation”, le 27 janvier 1945, alors que l’Humanité découvrait Auschwitz, Charles Maurras entendant la sentence prononcée contre lui par la Cour de Justice du Rhône - la réclusion criminelle à perpétuité et à la dégradation nationale – s’exclama encore : « C’est la revanche de Dreyfus ». Les obsessions sont tenaces.
Mais « l’Affaire » a aussi servi d’étincelle dans bien des consciences, même au-delà du pré-carré national. Dans la foule qui écumait « À mort Dreyfus » et « Mort aux Juifs », se trouvait un jeune homme médusé et terrifié par ce climat de détestation, prouvant à lui-seul que Dreyfus avait été condamné, d’abord et avant tout, en tant que juif. Ce journaliste, correspondant autrichien de la Neue Freie Presse, s’appelait Théodore Herzl.
130 ans après la dégradation Dreyfus, et en dépit de la réhabilitation prononcée par la justice, elle aussi, « au Nom du peuple Français » le 12 juillet 1906 par la Cour de Cassation et le 13 juillet 1906 par le Parlement, l’Armée française refuse toujours qu’une statue d’Alfred Dreyfus soit érigée dans la cour de l’École militaire où il fut injustement humilié.