Toute sa vie, et notamment à partir de la loi Pléven de 1972, Robert Badinter a bataillé dans les prétoires pour faire condamner, au nom de la LICA puis de la LICRA, les antisémites, les négationnistes et les racistes.
Robert Badinter est né le 30 mars 1928 dans le 16ème arrondissement de Paris. Quelques jours plus tôt et à quelques centaines de mètres de l’appartement de la famille Badinter situé au 10 de la rue Lauriston, s’est tenue salle Wagram la première réunion publique de la Ligue contre les Pogroms, appelée à devenir la LICA puis la LICRA. A ceux qui l’accueillirent le 21 novembre 2017 au palais de Justice de Paris pour les 90 ans de la Ligue, Robert Badinter confiait volontiers qu’il était heureux de cette proximité de dates, lui permettant de dire que lui et la LICA étaient nés presque au même moment et au même endroit.
Ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard, si, après-guerre et devenu avocat, Robert Badinter rejoignit le cabinet d’Henry Torrès. Ce ténor du barreau de Paris, colosse anarchiste patiné dans les bobinards de Pigalle comme autant sur les banquettes de chez Maxim’s, avait été l’avocat de Samuel Schwartzbard en 1927, faisant de ce procès celui des pogromes et emportant, en dépit du crime commis, l’acquittement de son client. Le soir du verdict, Torrès avait porté sur les fonts pas très baptismaux de la brasserie Marianne place Blanche, toujours à Pigalle, la création de ce qui allait devenir la LICRA, entouré de Kessel, Elie Soffer, Gérard Rosenthal et Lazare Rachline. Salle Wagram, le 3 février 1928, c’est Torrès qui présidait le meeting fondateur contre « les excès antijuifs ». Badinter le tenait en admiration non seulement pour son éloquence et son incarnation de l’avocat combattant charismatique dans le prétoire comme on occupe un ring, mais aussi certainement pour cet ancrage dans des valeurs. Torrès, juif, déchu de sa nationalité française par Vichy officiellement pour avoir rejoint les Etats-Unis et radié du barreau par arrêté du Conseil de l’Ordre du 18 février 1941, avait vu sa photographie montrée en grand format au Palais Berlitz à la sinistre exposition « Le Juif et la France » sous la rubrique « Les protecteurs du crime ». La cause des juifs, et, à travers elle celle de la dignité humaine, a cimenté, on le comprend, un lien presque filial qui fera de Torrès le « maître » de Badinter.
La lutte contre l’antisémitisme, Badinter va la défendre dans les prétoires à partir des années 70, au nom de la LICA. La loi Pléven de 1972 a offert de nouvelles armes à l’antiracisme. Il s’agit de les mobiliser. Avec ses confrères Bernard Jouanneau, Charles Korman et Patrick Quentin, eux aussi avocat de la LICRA, il va s’employer à faire la preuve de concept de l’utilité de cette législation qui, si elle avait emporté l’unanimité de l’Assemblée Nationale et du Sénat, demeurait fragile par la méfiance qu’elle inspirait aux magistrats, notamment en ce qu’elle venait s’immiscer dans les limites posées à la liberté d’expression par la loi de 1881.
Badinter mène alors la bataille contre le bulletin de l’ambassade de l’Union soviétique publié le 22 septembre 1972 et au sein duquel on pouvait lire un brûlot « antisioniste » intitulé « Israël : l’école de l’obscurantisme » et qui était empuanti par l’antisémitisme. Voyant que le masque antisioniste servait d’abri commode, au nom de la solidarité russe avec le monde arabe, à la haine des juifs, Robert Badinter avait plaidé en visionnaire que « ce n’est plus au nom de la ‘race des seigneurs’, ce n’est plus au nom de la pureté de la race, ce n’est plus pour défendre contre la dégradation, ou la lèpre juive, la civilisation chrétienne ou la pureté aryenne : c’est sous les traits de la générosité, c’est sous les traits, paradoxe suprême, de l’antiracisme. C’est sous les traits de la défense des opprimés que nous l’avons vue apparaître ! ».
Le 21 juin 1978, Badinter s’engage, toujours au nom de la LICA, sur la question de la réédition de Mein Kampf, arrachant de la justice le retrait du livre d’Hitler, « l’unique bréviaire de la haine raciale qui soit devenu action » et en faisant insérer, comme nous l’a rappelé Emmanuel Debono, « un encart, sur des feuilles de couleur vive, le texte de la loi du 1er juillet 1972, le jugement du 12 juillet et des extraits de celui de Nuremberg »
Le 17 novembre 1979, lors du 23ème congrès de la Ligue à Strasbourg, Robert Badinter, membre du comité central, monte à la tribune dans la suite de Bernard Jouanneau pour expliquer le sens de son engagement : « Si ce n’est pas si simple d’être avocat de la LICA, ceux-ci doivent être remerciés car la LICA doit savoir tout ce qu’elle leur doit. (…) Il un existe un racisme monstrueux : celui d’Auschwitz où l’on dénature l’histoire au moyen d’arguments pseudo-scientifiques, où l’on détourne les progrès de la recherche en biologie. Mais il existe aussi un racisme ordinaire, moins perceptible et moins facile à combattre dans les enceintes judiciaires. Aussi faut-il être lucide et vigilant. (…) Avec la loi de 1972, nous sommes mieux armés. Nous avons pris conscience du danger. (…) S’il est un combat qui parle aux jeunes, c’est bien celui contre le racisme et pour les Droits de l’Homme. Il faut donc aussi changer de sigle. Celui de la LICA est trop restrictif. Le sigle LICRA met mieux en avant le rôle antiraciste de la Ligue ». Le changement d’acronyme est avalisé par une large majorité des militants présents.
En 1980 et 1981, Robert Badinter ouvrira un nouveau front contre l’antisémitisme en engageant au nom de la LICRA des poursuites contre le négationniste Robert Faurisson, alors maître de conférences en littérature à l’Université Lumière Lyon 2, et qui s’est fait une notoriété en niant l’existence des chambres à gaz homicides utilisées par les nazis pour exterminer les juifs durant la Shoah. Cette détermination est fragilisée par l’absence, à l’époque, d’une loi pénalisant spécifiquement le négationnisme, loi qui ne sera adoptée qu’en 1990 à l’initiative du député Jean-Claude Gayssot. Les 1er et 2 juin 1981, Robert Badinter, aux côtés de ses confrères Bernard Jouanneau, Manfred Imerglick, Serge Klarsfeld, Pierre-François Veil, Jean-Claude Dubarry, Charles Korman et Roland Rappaport est présent dans le prétoire de la 1ère chambre du tribunal de grande instance de Paris et se lève pour dire son fait à Robert Faurisson, faussaire de l’Histoire et expert antisémite en néantisation de la réalité historique :
« Il ne vous restait, en présence de la vérité, que ce qui est le prix du faussaire ; il ne vous restait, en présence des faits, qu'à les falsifier ; en présence des documents, qu'à les altérer ou à les tronquer ; en présence des sources, à ne pas vouloir les examiner ; en présence des témoins, à refuser leurs dires… Face à la vérité, M. Faurisson et ses amis n'avaient que le choix d'être des faussaires, et c'est le parti qu'ils ont adopté en se drapant dans une dignité qui n'était pas la leur, celle de la science historique… Avec des faussaires, on ne débat pas, on saisit la justice et on les fait condamner ».
Ce sera sa dernière plaidoirie en tant qu’avocat, au nom de la LICRA. Le 23 juin 1981, Robert Badinter est nommé Garde des Sceaux. Le jugement sera rendu le 8 juillet, condamnant Faurisson.
Stéphane NIVET
Historien de formation, engagé contre le négationnisme, Stephane Nivet a été Délégué général de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme. En 2022, il a co-écrit avec Me Alain Jakubowicz « Vous étiez belles pour l’éternité - Elles ont témoigné au procès Barbie », préface de Béate Klarsfeld et en 2023, "Jean Moulin, l'inconnu de Lyon" (Le Progrès). En 2024, il participe à la rédaction de l'ouvrage "Histoire politique de l'antisémitisme" (Robert Laffont), dirigé par Rudy Reichstadt, Alexandre Bande et Pierre-Jérôme Biscarat.